La protection des lanceurs d’alerte est-elle contradictoire avec la protection du secret des sources ?
Dans un article sur les whistleblowers, le professeur de droit Pascal Mbongo, spécialiste de la liberté d’expression, s’interroge sur les rapports entre protection des lanceurs d’alerte et confidentialité des sources :
Le secret des sources des journalistes est un principe par défaut dans la mesure où, idéalement, dans une société démocratique, la mise en cause de la responsabilité légale ou morale de détenteurs de pouvoirs sociaux doit se faire à découvert, ne serait-ce que pour permettre à chacun de juger de la crédibilité et de la pureté des intentions du lanceur d’alerte. C’est parce que cette exigence peut avoir un effet réfrigérant sur la dénonciation de violations de la loi ou d’autres dysfonctionnements que l’idée du secret des sources des journalistes a prospéré. Mais si la loi elle-même garantit l’immunité aux lanceurs d’alerte (évidemment, cette loi est loin d’exister parfaitement dans les pays démocratiques), on ne voit pas très bien l’intérêt qu’ils peuvent encore avoir à exiger du journaliste auquel ils se livrent ou livrent des informations classifiées l’anonymat garanti par le secret des sources. Par suite, la question est de savoir ce qui est préférable : une législation qui protège rigoureusement le secret des sources des journalistes ou une législation qui protège pleinement les lanceurs d’alerte ?
En théorie, dans un monde idéal où les lanceurs d’alerte seraient parfaitement protégés de tout type de représailles (juridiques ou autres), la question pourrait en effet se poser. Et s’il fallait dire lequel des deux types de protection est le plus important, celle des lanceurs d’alerte devrait sans doute primer compte tenu des mutations de l’espace public induites par Internet.
Mais en pratique, même dans le cas de l’adoption d’une loi modèle protégeant les whistleblowers, les deux sont et resteront nécessaires dans les démocraties « réellement existantes ». Leur coexistence laisse en effet au lanceur d’alerte le choix entre différentes stratégies, selon qu’il souhaite ou non révéler son identité.
Ainsi, au-delà de la question épineuse de la « pureté des intentions » du lanceur d’alerte, il peut lui paraître opportun de rendre publique son identité, à l’image d’Edward Snowden. Pour ce dernier, le fait de révéler son identité était avant tout justifié par la volonté de se protéger : face au risque d’être identifié par la NSA, il a préféré prendre l’opinion publique mondiale à témoin. D’autres motivations peuvent également expliquer qu’un lanceur d’alerte souhaite ainsi apparaître au grand jour…
Mais il peut aussi parfaitement choisir de travailler avec un journaliste (ou une organisation telle que WikiLeaks, des avocats, des ONGs, etc.) afin de porter une affaire à la connaissance du public en conservant un strict anonymat. Et ce notamment parce que même la meilleure des lois protégeant les lanceurs d’alerte comportera toujours des exceptions légitimes, elles-mêmes nécessairement sujettes à interprétation. Du fait de cette incertitude, le whistleblower pourra donc préférer passer par un tiers de confiance prêt à endosser seul les risques juridiques ou réputationnels liés à la publication d’informations secrètes. Au-delà, on peut là encore imaginer d’autres cas de figure justifiant le recours à l’anonymat, et qui font de la confidentialité des sources une garantie indispensable.
À l’inverse, la seule protection des sources ne suffit pas. Si une information est révélée par un journaliste bénéficiant de ce droit, la personne à l’origine de la fuite peut très bien être identifiée par d’autres moyens. C’est ce qui est arrivé à Bradley Manning, la source de WikiLeaks, qui vient d’être condamné à 35 ans de prison. Et dans un tel cas, une loi protégeant pleinement les lanceurs d’alerte reste absolument nécessaire.
Si la question du professeur Mbongo est stimulante et a le mérite de montrer comment Internet, en permettant à chacun de diffuser de l’information, remet en cause les fondements traditionnels de la doctrine européenne en matière de liberté d’expression, il faut prendre garde à ne pas opposer les deux principes : en démocratie, la protection des sources et celle des lanceurs d’alerte sont les deux faces d’une même pièce.
En l’espèce, force est de constater que la France pêche sur les deux tableaux. D’une part, elle ne dispose pas de loi satisfaisante protégeant les lanceurs d’alerte (en particulier dans la fonction publique). Quant à la (nouvelle) réforme en cours de la protection des sources, le projet du ministère de la Justice a été raboté à plusieurs reprises, notamment par le Conseil d’État, et accouche finalement d’une souris. Non seulement la définition des bénéficiaires reste limitée aux seuls journalistes travaillant dans des rédactions « traditionnelles », excluant de fait des organisations telles que WikiLeaks, mais en plus, le Conseil d’État saisi pour avis a réintroduit une exception extrêmement vague et susceptible d’abus (voir les commentaires de RSF). En pratique donc, il reste énormément à faire…
WikiLeaks protester (cc) Max Braun/Wikimedia Commons