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La dérégulation des médias en Europe : les limites du libéralisme économique

En Europe, la fin des monopoles publics en matière de communication radiophonique et télévisuelle a abouti à la mise en place d’un schéma par bien des aspects similaires au modèle qui s’est développé aux États-Unis.

Les promesses de la libéralisation des médias en Europe

Si la réglementation fait une plus grande place au pluralisme[1. Au travers, par exemple, des mesures anti-concentration, des obligations divers et variées en matière audiovisuelle, du maintien d’un service public plus ou moins fort selon les pays, etc.], il n’en reste pas moins qu’une grande partie de l’environnement médiatique est largement dominé par un nombre réduit d’acteurs, de formats et de types de contenus.

par brandon king (CC ByNc)

Pour comprendre le phénomène, il faut l’inscrire dans son contexte politique et économique : la dérégulation des marchés de l’audiovisuel s’inscrit dans la lignée des politiques économiques mises en place après les chocs pétroliers des années 1970. La dérégulation des marchés et les promesses attendues de l’internationalisation des échanges sont vues comme une réponse à la fin du cycle économique amorcé après la deuxième guerre mondiale. Dans ce contexte, on promeut le développement de groupes nationaux ou européens forts, censés constituer les piliers de la « société de l’information », thème qui commence déjà à apparaître dans le discours politique. Des acteurs jusqu’alors étrangers au monde des médias investissent dans le secteur, voyant dans la libéralisation des ondes l’émergence de nouveaux marchés porteurs et stratégiques, alors que le développement du marketing et de la publicité s’accélère du fait de l’apparition de ces nouveaux canaux de communication[2. David Hesmondhalgh, 2007, The Cultural Industries, 2 éd. Sage Publications Ltd.].

Ces phénomènes d’intégration horizontale, qui aboutissent à la formation de conglomérats, cohabitent avec des stratégies d’intégration verticale notamment entre producteurs de contenu et diffuseurs[3. Il existe trois manière de mener une opération de concentration : en cas de fusion entre entreprises ; en cas de prise de contrôle, direct ou indirect, d’une entreprise ou d’une partie d’une ou plusieurs entreprises. Le contrôle détenu doit permettre d’exercer une influence déterminante sur l’activité de l’entreprise ; en cas de création d’une entreprise commune accomplissant de manière durable toutes les fonctions d’une entité économique autonome. Source : Site de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes. http://www.dgccrf.bercy.gouv.fr/concurrence/concentrations/faq/faq6.htm]. Certes, cette tendance permet dans une certaine mesure d’accroître la diversité des formats de programmes et des valeurs véhiculées par ces derniers (pour l’essentiel des divertissements). De nombreuses innovations technologiques rendent déjà possible une plus grande exposition des citoyens aux médias, que ce soit grâce à l’augmentation du taux d’équipement des ménages en télévisions ou aux moyens d’enregistrement à usage personnel. Enfin, l’abandon progressif des régimes de monopoles publics s’accompagne de réglementations visant à assurer un pluralisme formel de l’information et une indépendance des entreprises de communication à l’égard des groupes étrangers. Cependant, en dépit de ces évolutions, des contraintes structurelles vont contraindre le développement de la délibération publique dans ce nouvel environnement informationnel.

La concentration inévitable ?

La question de la concentration des entreprises de communication – que le spécialiste des médias, le professeur Canadien Marc Raboy, définit comme « le processus économique et financier qui caractérise un marché marqué à la fois par la réduction du nombre des acteurs et par l’augmentation de leur envergure »[4. Marc Raboy, 2000, Les médias québécois: presse, radio, télévision, inforoute, Montréal, Gaëtan Morin, p. 386.] – devient en effet particulièrement sensible. Certains pays européens fixent un seuil limitant la part de marché des actionnaires étrangers dans les différents marchés des médias. C’est notamment le cas en France (seuil de 30% dans la presse), en Italie (20% au niveau national) et les pays scandinaves (existence de seuils en matière audiovisuelle). D’autres pays, comme le Royaume-Uni, le Bénélux, en revanche, récusent l’idée que le protectionnisme représente en soi une barrière contre le manque de pluralisme et accueillent favorablement les investissements étrangers. Il choisissent donc de ne pas imposer de restrictions quant à la détention de groupes de médias nationaux par des ressortissants étrangers[5. Ágnes Gulyás, 2005,« Multinational media companies in a European context », MECCSA and AMPE Joint Annual Conference, Université de Lincoln.].

En France, la concentration des médias a donné lieu à d’importants débats politiques, et ce avant même la libéralisation de l’audiovisuel. C’est le cas avec l’hostilité affichée du premier gouvernement de François Mitterrand au groupe de presse de Robert Hersant, qui contrôle à l’époque près de 30% du tirage quotidien à Paris et 20% en régions. Il édite alors Le Figaro, France Soir, rachetés au milieu des années 1970, ainsi que L’Aurore, dont la ligne éditoriale est de plus en plus calquée sur Le Figaro. Le projet de loi présenté par le gouvernement de Pierre Mauroy visant à limiter la concentration des quotidiens et à assurer la transparence des entreprises de presse fait l’objet de l’un des plus longs débats parlementaires de la Vè République. L’opposition de droite critique vivement une démarche qu’elle qualifie de politicienne, attentant à liberté de la presse[6. Peter Humphreys, 1996, Mass Media and Media Policy in Western Europe, Manchester University Press, p. 99.]. La loi sera finalement adoptée le 23 octobre 1984, puis validée par le Conseil constitutionnel. Dans sa décision du 11 octobre 1984, ce dernier fait même du pluralisme des quotidiens d’information politique un objectif de valeur constitutionnelle.

En 1986, plusieurs lois[7. Notamment la loi n° 86-1210 du 27 novembre 1986 complétant la loi du 27 novembre 1986 complétant la loi n° 86-897 du 1er août 1986 portant réforme du régime juridique de la presse et la loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication.] viendront réaménager le régime, en fixant notamment un seuil à 30% au niveau national et en étendant les mesures anti-concentration en matière transmédias ou de prise de contrôle indirect. Or, malgré leur caractère en apparence relativement strict, les dispositions de la loi française destinées à lutter contre la concentration des médias en matière de presse ou d’audiovisuel semblent inefficaces. Globalement, la tendance – que l’on retrouve dans la majeure partie de l’Europe – est à l’intégration croissante de holdings exerçant sur des médias divers et intervenant sur différents secteurs de la chaîne (producteurs de contenus, éditeurs de service, diffuseurs). Il en résulte une concentration importante d’entreprises de médias.

Dans le domaine de la presse, le phénomène est bien antérieur à l’expansion du groupe de Robert Hersant. En fait, les effets de l’industrialisation de la presse tant sur la structure du secteur que le contenu éditorial des journaux que met en évidence Harold Innis dans ses travaux se retrouvent en Europe. En France, la crise économique qui accompagne la Première Guerre mondiale entraîne la disparition d’un grand nombre de titres, avant que le processus de concentration ne s’accélère en raison des politiques déflationnistes menées entre 1926 et 1932. Les premières victimes de ce mouvement sont les plus petites publications, qui jouent un rôle essentiel dans le pluralisme. À cette époque, cinq titres viennent à dominer la presse parisienne. Le phénomène est encore plus marqué en province, où les grand quotidiens régionaux assurent leur emprise sur ces différents marchés[8. Humphreys, 1996, op cit, p. 27.].

Aujourd’hui encore, malgré les lois anti-concentration adoptées durant les années 1980, la situation reste caractérisée par la concentration: trois groupes français et deux groupes étrangers dominent le marché. Le leader national, Socpresse, qui fut revendu par le groupe Hersant à l’homme d’affaire et actuel sénateur UMP de l’Essonne Serge Dassault en 2004, fait concurrence à Hachette Filipacchi Médias, propriété de Lagardère, Ouest France, Prisma Presse ou Bertlesmann. Comme le montre le tableau ci-dessous, la concentration caractérise – à des degrés variables – l’ensemble des marchés européens de la presse.

Part de marché des trois entreprises de presse dominante (2001)[9. Deutsche Bank Media Research, mars 2002.]

Pays

Part de marché (%)

Finlande

46

Pays-Bas

88

Suède

85

Royaume-Uni

60

France

41

Irlande

66

Allemagne

35

Italie

43

Espagne

53

Suisse

71

La concentration est également patente dans le domaine de la télévision, dominée par les groupes Bouygues, Lagardère, Vivendi, l’allemand Bertelsmann et désormais le groupe Bolloré. TF1 est un cas d’école: Alors première chaîne en France et fleuron du service public, TF1 est cédé en 1986 au groupe Bouygues. 16 ans plus tard, en 2002, avec un chiffre d’affaires de près de 2,6 milliards d’euros, TF1 capte près de 54% des recettes liées à la publicité télévisuelle et totalise près du tiers de l’audience totale. TF1 a également été longtemps premier actionnaire du bouquet satellite TPS, finalement revendu à Canal +/Vivendi en 2007. Au moment de son rachat, TPS diffuse près de 200 chaînes auprès d’un million d’abonnés et possède des parts dans des chaînes thématiques phares telles que LCI, Odyssée ou Eurosport. TF1 investit également dans le cinéma à travers des participations dans des sociétés de production et de distribution de films et édite des supports vidéos ou musicaux[10. Janine Brémond, « La concentration dans les médias en France », Observatoire français des médias. Adresse : http://www.observatoire-medias.info/drticle.php3?id_article=103].


L’exemple de TF1 rappelle que le dispositif français concerne avant tout la concentration « horizontale » et que rien n’est prévu pour l’intégration verticale des entreprises de communication avec des agences de presse, de publicité, de l’édition, du cinéma, du disque ou de la distribution. En outre, force est de constater que les conditions économiques qui président à la production et à la diffusion de l’information rendent nécessaire ce phénomène de concentration[11. En effet, d’après Emmanuel Derieux, « l‘actuel dispositif français ne concerne que la concentration “horizontale” des seules entreprises éditrices de presse (publications quotidiennes) et des sociétés de programmes de radio-télévision. Rien de spécifique n’est prévu pour les secteurs, pourtant tout aussi essentiels, en eux-mêmes (monomédia) ou pour les relations qu’ils entretiennent entre eux (plurimédias) ». Emmanuel Derieux, 2001, « Le Dispositif anticoncentration dans le secteur des médias en France », Centre d’études sur les médias, p. 9. Adresse : http://www.cem.ulaval.ca/pdf/CONCFrance.pdf]. Car pour bon nombre d’entreprises éditrices de presse ou de sociétés de programmes, le rattachement à des groupes financiers est aussi la condition de leur survie, en permettant de répartir certains coûts, d’amortir les déficits et de résister à la concurrence des grands groupes de médias étrangers.
L’accroissement du nombre de chaînes permis par le passage à la télévision numérique, dans un contexte de baisse du marché publicitaire due à la crise financière de 2008-2010, montre une nouvelle fois les limites qu’oppose la réalité économique à la volonté des pouvoirs publics, affichée depuis les années 1980, de favoriser la diversité. Ce phénomène est très sensible en France avec le rachat de chaînes de la TNT par des groupes comme TF1 ou M6[12. Voir par exemple la décision du CSA de valider sous condition le rachat par TF1, de chaînes de la TNT, Paul Gonzales, 24 mars 2010, « Le CSA met 11 conditions au rachat de TMC par TF1 », Le Figaro. Adresse: http://www.lefigaro.fr/medias/2010/03/24/04002-20100324ARTFIG00680-le-csa-met-11-conditions-au-rachat-de-tmc-par-tf1-.php], mais également dans le développement de modèles dits « cross-platform », à l’image de NextRadio TV qui fonde sa stratégie éditoriale sur le rapprochement du journal la Tribune, de BFM Radio et de BFM TV. Les initiatives politiques visant à lutter contre ce phénomène et à protéger le pluralisme, qu’elles soient ou non traduites sur le plan législatif, ne peuvent être que limitées dans leurs effets.

Les promesses non tenues du pluralisme

Dans une tribune publiée en 2007, Jürgen Habermas lance un cri d’alarme: « il faut sauver la presse de qualité ! »[13. Jürgen Habermas, 22 mai 2007, « Il faut sauver la presse de qualité », Le Monde. Adresse : http://www.lemonde.fr/cgi-bin/ACHATS/ARCHIVES/archives.cgi?ID=dde7fa141c734d7c5ad6f9c43576301a29a207f61aab6756]. Devant les difficultés financières, Süddeutsche Zeitung, le journal d’actualité allemand de référence, est en passe d’être cédé par ses sociétaires à des investisseurs financiers. Les contraintes économiques qui pèsent sur les grands journaux d’information, derniers animateurs de l’espace public selon lui, risquent de mener à leur disparition:

Sans l’afflux d’informations, dont la recherche peut être coûteuse, et sans une reprise de cette information au moyen d’arguments qui supposent une expertise qui n’est pas non plus précisément gratuite, la communication publique ne peut que perdre sa vitalité discursive. La sphère publique risque alors de n’être plus à même de résister aux tendances populistes et de remplir la fonction qu’il est de son devoir de remplir dans le cadre d’un État de droit démocratique. (…)
Sans controverses qui ouvrent sur la délibération, il devient en effet impossible de fonder en raison l’hypothèse selon laquelle le processus démocratique peut déboucher sur des résultats à long terme plus ou moins raisonnables. La formation démocratique de l’opinion a une dimension épistémique, car il s’agit à travers elle de critiquer des affirmations et des appréciations fausses. Tel est l’enjeu pour une sphère publique qui tire sa vitalité de la discussion. (…)
La sphère publique contribue à la légitimation démocratique de l’activité de l’État en choisissant ce qui doit faire l’objet d’une décision politique, en lui donnant la forme d’une problématique et en réunissant les prises de position plus ou moins informées et fondées de manière qu’elles forment des opinions publiques concurrentes.
C’est de cette manière que la communication publique développe une force qui, en même temps, stimule et offre des orientations à la formation de l’opinion et de la volonté des citoyens, et ce, en contraignant le système politique à la transparence et à l’adaptation. Sans l’impulsion d’une presse d’opinion qui informe de manière fiable et commente avec soin, la sphère publique ne peut plus fournir cette énergie.

Or, pour Habermas (et l’histoire semble lui donner raison), l’organisation industrielle des médias de masse reposant sur des logiques exclusivement commerciales est incapable de remplir leur rôle démocratique de manière convenable.

Médias de masse et effets démocratiques

En raison d’évolutions similaires à celles dénoncées par le philosophe allemand en matière de presse, l’expérience de la libéralisation des médias audiovisuels aux cours des années 1980 a déçu. Avant même qu’elle n’ait lieu, les premières apparitions de radios indépendantes, dont certaines existent toujours, avaient suscité l’espoir quant aux progrès à attendre de la fin du monopole d’État. La proclamation de la liberté de communication audiovisuelle par l’article premier de la loi du 29 juillet 1982 a débouché sur un espace informationnel largement dominé par une industrie – celle des médias – organisée sur le modèle industriel, avec un nombre restreint d’entreprises et de méthodes de communication se faisant concurrence pour attirer le marché publicitaire. À l’exception des chaînes de télévision du service public le soir, après 20h, le modèle publicitaire caractérise la quasi-totalité du paysage médiatique traditionnel, influençant directement et rythmant les programmes.

La conséquence directe de cette logique, est similaire aux effets de l’industrialisation de la presse américaine abordés plus haut : il en résulte une limitation de l’espace public. Car aux yeux du publicitaire, l’information politique est suspecte en raison de sa complexité, de l’effort de concentration qu’elle nécessite, et plus généralement parce qu’elle risque de tendre le téléspectateur ainsi exposé à des points de vue qu’il ne partage pas[14. Agner Fog 2003, « The Supposed and the Real Role of Mass Media in Modern Democracy ». Adresse : http://www.agner.org/cultsel/mediacrisis.pdf ]. D’où un traitement de l’information politique relativement marginal et superficiel, ne répondant pas aux exigences inhérentes à la tenue d’un débat public. Si cette vision peut sembler cynique ou même caricaturale, elle illustre néanmoins les contraintes qui pèsent sur les politiques de programmation, et leurs conséquences pratiques sur le fonctionnement de la sphère publique.

Pluralisme formel et pluralisme réel

De même qu’il y a une égalité réelle, (inscrite dans la réalité sociale) et une égalité formelle (garantie par le droit sans être nécessairement effective), il existe un pluralisme réel et un pluralisme formel. Le pluralisme, à l’heure des médias de masses traditionnels, est formel. L’écosystème informationnel traditionnel n’offre pas la possibilité à tous les citoyens de s’informer correctement, de débattre, de critiquer la validité de l’information, ni même tout simplement d’exprimer un point de vue. L’accès à ces moyens de communication est filtré. La barrière commerciale à l’« action communicationnelle » fait que certaines entreprises et certaines professions deviennent les gardiennes d’un espace public précaire.

Le droit tente, il est vrai, de corriger ces contraintes structurelles au travers de lois diverses qui créent des obligations auxquelles les entreprises de communication doivent se conformer. Cependant, notamment en raison des évolutions que nous avons évoquées, les effets d’une telle réglementation sont limités. Ce grand principe qu’est le pluralisme, aujourd’hui proclamé solennellement par la Constitution[15. L’article 3 dispose ainsi que « La loi garantit les expressions pluralistes des opinions et la participation équitable des partis et groupements politiques à la vie démocratique de la Nation».] et qui est essentiel à la vitalité de la vie démocratique, n’est que trop relatif. Emmanuel Derieux, professeur de droit des médias à l’université Paris II Panthéon-Assas, se déclare sceptique quant à la possibilité d’un progrès quelconque :

« Toute tentative de maîtriser ainsi, par des règles de droit, les phénomènes et réalités économiques, ne serait-elle finalement, en la matière, qu’illusion ou faux-semblant, sinon tromperie plus ou moins intentionnelle ou délibérée? Sans véritable volonté politique, complètement instruite de la réalité de la situation et pleinement consciente de l’importance du problème, il est certain, en tout cas, qu’on ne parviendra pas à apporter de solution satisfaisante à une question fort délicate! Mais qui aura l’audace ou l’inconscience d’aborder un tel sujet? Qui courra le risque d’affronter les puissants intérêts financiers qui ont réussi à “mettre la main” sur les médias parce que, depuis longtemps déjà, ceux-ci ont, en réalité, surtout été considérés comme une activité économique comme les autres. N’est-il pas déjà bien tard?(…). »[15. Derieux, 2001, op cit, p. 11.]

Contrôle politique, contrôle économique : la liberté de communication des citoyens sous contrainte

Le 28 et 29 mars 2010, les élections régionales se sont tenues en Italie. Le parti du président du Conseil Silvio Berlusconi les abordait en mauvaise posture, après plusieurs épisodes politiques difficiles. Dix jours seulement avant les élections, ce dernier avait convié ses militants pour un grand meeting à Rome, mais la mobilisation avait été très décevante. Les résultats s’annonçaient très serrés. Pourtant, l’échec partiel du meeting ne faisait que refléter l’absence de débat politique d’envergure – absence qui a au demeurant caractérisé l’ensemble de cette période électorale. En cause, la télévision italienne: le 26 mars, la chaîne de télévision publique RAI n’avait réservé en tout que 5 minutes de couverture de la campagne électorale, à 23h10. En prime-time, un « programme de divertissement ». Cette politique éditoriale était également suivie par les six autres chaînes (deux du service public, trois privées appartenant à Mediaset, dirigé par le premier ministre)[16. The Economist, 24 mars 2010, « Italy’s Elections and the Media: Blacked Out ». Adresse : http://www.economist.com/node/15772832]. Dans un pays où la circulation de la presse est faible et la pénétration de l’Internet haut débit l’une des plus mauvaises d’Europe, la télévision reste une source d’information déterminante. Or, il est de notoriété publique que cinq des sept chaînes ont une ligne éditoriale favorable au gouvernement.

Silvio Berlusconi, par Alessio85 (CC by)

Plus inquiétant encore: pour ces élections, la législation sur le partage du temps de parole des personnalités politiques n’a pas pu réellement s’appliquer. Courant février, le régulateur Agcom avait décidé – sous la pression de Silvio Berlusconi, comme l’on découvert plus tard des policiers — que la meilleure solution face au manque de pluralisme était l’interdiction de tout « talk show » politique lors de la campagne électorale. D’abord opposées à cette décision choquante, quatre chaînes de télévision et le réseau satellite Sky du magnat australien Rubert Murdoch avaient porté plainte contre Agcom. Pourtant, en dépit de l’annulation de la décision par le juge, les chaînes renoncèrent finalement à programmer des émissions politiques! Cela n’a pas empêché Berlusconi d’appeler en direct le plateau d’une émission diffusée le matin du 23 mars, afin de faire valoir ses vues. Au final, le grand vainqueur des élections fut l’abstention : un tiers des 41 millions d’Italiens ne sont pas allés voter. La droite italienne, notamment grâce à la bonne performance de l’extrême droite, réalisait un score honorable, gagnant quatre régions par rapport au précédentes élections de 2005.

Ce malheureux épisode s’est déroulé dans une démocratie libérale, dans un des pays fondateurs de l’Union européenne. Et elle fournit un exemple parfait des problèmes structurels dont souffre notre environnement médiatique traditionnel. Car même si la situation est loin d’être aussi critique en France, on peut tout de même dire que le modèle médiatique dans le reste de l’Europe et en particulier en France n’est pas fondamentalement différent. Qu’il s’agisse de pressions politiques ou de contraintes économiques, les « filtres » qui conditionnent l’accès à l’espace public médiatique inhibent le développement d’un écosystème communicationnel qui remplisse mieux son rôle, en garantissant réellement l’indépendance de chacun pour diffuser et accéder à l’information de son choix.

Or, c’est bien dans cet environnement insatisfaisant que surgit Internet et ça n’est qu’après cet état des lieux des défauts consubstantiels à notre univers médiatique traditionnel que l’on peut prendre la mesure des potentialités que referme ce réseau de communication.

 

Agner Fog 2003, « The Supposed and the Real Role of Mass Media in Modern Democracy ».

Adresse : http://www.agner.org/cultsel/mediacrisis.pdf