J’ai écrit un petit chapitre sur la surveillance numérique pour un ouvrage collectif intitulé Le Nouveau Monde, qui vient de paraître aux éditions Amsterdam. Plus de 1000 pages et près de 100 autrices et auteurs pour dresser un « tableau de la France néo-libérale »…
Pour ma part, j’ai essayé en quelques pages de décrire l’extension de la surveillance numérique ces dernières années, ses promoteurs, ses modalités et ses effets, en tâchant de la réinscrire dans une histoire plus longue de l’informatique.
Extrait :
« En ce mois de décembre 2016, les arguments fusent au sein du groupe de travail « Défense et sécurité » constitué autour d’Emmanuel Macron, candidat déclaré à la présidence de la République. Depuis quelques semaines, par messages interposés, la petite équipe réfléchit à la réponse qu’il convient d’opposer au programme « sécurité » de François Fillon. Le concurrent de droite a émis le vœu d’imposer une carte d’identité biométrique aux Français ? Qu’à cela ne tienne ! Les conseillers du candidat Macron envisagent de reprendre la proposition, à l’image de François Heisbourg, expert en géopolitique et jadis directeur de Thomson CSF (devenu le géant de la défense Thales), ou encore de la commissaire Marianne Tarpin, hiérarque de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). Dans les échanges, les protagonistes insistent sur la nécessité de lutter contre la fraude à l’identité, en évoquant notamment les terroristes venus de Syrie ayant librement pu circuler à travers l’Europe à l’aide de faux-papiers, et on convient de creuser la question.
Anne Bouverot, alors présidente-directrice générale de Morpho (depuis devenu Idemia), leader français de l’identité biométrique, a récemment été cooptée par le petit groupe de conseillers. Dans une note qu’elle soumet à la réflexion collective, elle commence par souligner le coût de la carte d’identité biométrique – 2 euros l’unité, soit 140 millions d’euros environ pour l’ensemble de la population française – et invite à la faire directement payer par les citoyens. Le déploiement de cette carte permettra selon elle « une baisse de la fraude et des coûts associés », « une plus grande sécurité et [une] meilleure lutte contre le terrorisme ». Mais ce n’est pas tout : grâce à la reconnaissance faciale et aux données biométriques stockées sur la puce électronique de ce nouveau titre d’identité, une myriade d’autres usages sont également possibles, notamment pour le secteur privé. Bouverot évoque ainsi la possibilité « de valider l’identité d’une personne au moment d’une transaction numérique sécurisée : signature d’un contrat, achat d’un billet d’avion, transfert d’argent entre pays différents, etc. »
Dès le lendemain, le 12 décembre, Didier Casas, haut fonctionnaire et à l’époque directeur général adjoint de Bouygues Télécom, adresse un message à Alexis Kohler, le conseiller d’Emmanuel Macron qui deviendra secrétaire général de l’Élysée, et à Ismaël Emelien, en charge de la communication et des affaires stratégiques au sein de la campagne : l’identité biométrique, « vous achetez ou pas, franchement ? » « Honnêtement, bof », tranche Emelien quelques heures plus tard. La proposition ne figurera donc pas au programme du candidat Macron. L’identité biométrique – instaurée en France en 2009, sous la pression des États-Unis, avec la création du passeport biométrique – réalisera pourtant une percée décisive sous son mandat, que ce soit au travers de l’application pour smartphone ALICEM, expérimentée depuis juin 2019, ou de cette fameuse « carte nationale d’identité électronique » (CNIe), finalement lancée à l’été 2021.
Ces échanges, à la fois banals et remarquables, offrent un bon aperçu des processus qui président à la fuite en avant de la surveillance numérique : les intérêts à court terme des élites politiques, administratives et économiques s’entrecroisent, voire s’alignent au gré de leurs allers et retours entre public et privé, tandis que les désordres du monde et la surenchère politicienne nourrissent une escalade sécuritaire qui alimente à son tour l’industrie de la surveillance en lui assurant des débouchés. À la croisée des velléités de contrôle social, du soutien aux fleurons industriels, des tentatives de rationalisation bureaucratique et d’une propension toujours plus grande au « solutionnisme technologique », la surveillance se déploie et entretient la flambée du libéralisme autoritaire. »
Ce chapitre est disponible en accès libre sur HAL-SHS.