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Sauver Internet (et nous-mêmes) de la technocratie

Alors que la Deuxième Guerre mondiale poussait à son paroxysme l’instrumentalisation de la science par un ordre bureaucratique mortifère, les philosophes et les artistes n’étaient soudain plus les seuls à s’inquiéter de l’aliénation technicienne. De nombreux scientifiques au cœur de l’appareil militaro-industriel traversaient à leur tour une véritable crise de conscience.

Dans ce contexte, l’ordinateur fut investi d’utopies émancipatrices. Les super-calculateurs avaient contribué au parachèvement de la bombe atomique, et donc à la possibilité nouvelle et terrifiante d’une annihilation totale de l’Homme par l’Homme. Profitant des financements publics colossaux octroyés pendant la Guerre froide, des groupes de chercheurs travaillèrent à renverser la vapeur, pour faire de l’ordinateur un outil de libération. En lien avec les mouvements contre-culturels des années 1960, ils allaient accoucher du réseau informatique décentralisé et transfrontière qu’on appelle aujourd’hui Internet. La mouvance altermondialiste fut l’une des premières à en explorer les usages militants, grâce aux transfuges des communautés hackers.

Pourtant, l’histoire d’Internet est aussi en partie celle de sa reprise en main par les nouvelles technocraties. En 1990, Deleuze ajoutait sa voix aux premières générations de critiques, craignant que l’ère numérique ne débouche sur une «société de contrôle» où le pouvoir s’exercerait de manière diffuse, presque invisible, caché derrière les algorithmes, les protocoles et les apparences néo-libérales.

Mais le pouvoir technocratique, public ou privé, ne peut jamais dissimuler très longtemps sa tendance chronique à bafouer les libertés. Les documents secrets fuités par Edward Snowden détaillant le système de surveillance à grande échelle développé par les agences de renseignement occidentales l’illustrent de manière saisissante. Les entreprises de la Silicon Valley et d’ailleurs ne sont pas en reste : les énormes capitalisations boursières des multinationales du numérique reposent sur une main d’œuvre asiatique réduite en esclavage et la violation de notre vie privée, tandis que les venture-capitalistes balaient les oligopoles d’hier pour mieux saper les droits sociaux.

Comme les désordres qu’elle enfante reviennent sans cesse la hanter, la technocratie version néo-libérale doit multiplier les digues de sable : la censure d’Internet, les murs aux frontières, les drones tueurs, les bétonnières et autres gadgets technologiques à l’obsolescence programmée qui – bien après l’échec annoncé mais encore inavouable de la COP21 – permettront d’entretenir quelques années de plus la course folle d’un modèle fondé sur une croissance infinie, contre l’évidence de l’effondrement écologique en cours.

Face à ces fuites en avant, les mobilisations citoyennes en défense des libertés publiques sur Internet sont de celles qui cherchent à mettre la technique au service de l’émancipation, en faisant en sorte que cet espace demeure fidèle à ses origines humanistes. Internet doit rester un bien commun, lieu d’alternatives démocratiques et d’une nouvelle crise de conscience qui fera de la lutte finale contre la technocratie notre cause commune.

Tribune publiée le 29 octobre 2015 sur Libération.fr.

 

Technocracy, by Winsor McCay (1933).