Dans un livre passionnant sur l’« État de droit et états d’exception », Marie-Laure Basilien-Gainche, membre de l’Institut universitaire de France, rappelle le caractère ambigu des états d’exception.
Elle souligne ainsi que « les méthodes exceptionnelles peuvent s’avérer tout à la fois salutaires et délétères ». Salutaire, lorsque l’entité (souvent le pouvoir exécutif) habilitée à prendre des mesures d’exception les utilise à bon escient, dans le but de garantir l’État de droit face à de graves menaces pesant sur sa survie. Délétère, « car il n’est pas sans risque de suspendre les principes de séparation des pouvoirs et de garantie des droits qui sont l’essence de l’État de droit tel que nous l’entendons. Les exceptions s’autogénèrent et s’autoalimentent ; loin de conforter l’État, elles le fragilisent ».
En effet, l’abus des états d’exception tend à saper la légitimité de l’État :
« La sagesse politique voudrait certes que les autorités publiques s’attachent à parvenir à une finalité nettement définie, en utilisant de manière adaptée et mesurée les moyens à disposition, en amputant de façon minimale la portée des principes essentiels de l’État de droit. Mais tel n’est pas toujours le cas. Loin s’en faut. Parce qu’ils manquent d’efficacité, qu’ils ne conduisent pas à une suppression, à tout le moins à une réduction, du poids de la menace pesant sur l’État de droit ; parce qu’ils manquent de proportionnalité, qu’ils s’accompagnent d’une atteinte outrancière des principes de séparation des pouvoirs et de garantie des droits, les états d’exception viennent affecter la légitimité des institutions ».
Des propos à méditer pour les responsables politiques tentés de pérenniser les mesures d’exception instituées suite au 11 septembre 2001, comme ce fut récemment le cas en France avec l’adoption (sans contrôle de constitutionnalité) de dispositions relatives à la surveillance des communications dans la Loi de programmation militaire.
En effet, les controverses autour de la régulation d’Internet – qui par bien des aspects relève d’un régime d’exception (contournement de l’autorité judiciaire par les pouvoirs exécutif et législatif, privatisation de la force publique, etc.) – renvoient au mouvement mis en exergue dans ces extraits. C’est notamment vrai de la répression qui s’abat sur les groupes hacktivistes, qui contestent les politiques de restrictions de liberté en recourant à des formes de désobéissance civile (à travers, par exemple, des attaques en déni de service, ou la mise en place d’architectures techniques radicalement décentralisées pour déjouer les tentatives de contrôle). Car ces formes de résistance citoyenne, en fait non-violentes mais échappant au droit et s’accompagnant parfois d’un vocabulaire guerrier, attaquent de front l’autorité de l’État et sa légitimité à réguler Internet comme il le fait.
Marie-Laure Basilien-Gainche poursuit en rappelant que la suspension de l’État de droit, dès lors qu’elle est perçue comme abusive, risque de déclencher une spirale de violence et de ramener la société politique à l’état de nature hobbesien : « Les méthodes de contrainte, par leur hypertrophie, exacerbent les velléités d’exploitation de la force par les personnes publiques et les acteurs privés ». Ainsi, dans notre exemple, les résistances hacktivistes motivent l’adoption par les États de nouvelles mesures aggravant les dérives répressives déjà observées (voir, par exemple, les peines de prison prononcées au Royaume-Uni contre les participants à l’opération Payback en défense de WikiLeaks, ou les déclarations d’un responsable d’Europol associant l’« hacktivisme » aux cyber-attaques d’origine étatique ou terroriste). Les citoyens-insurgés et les États qui les pourchassent, en sortant chacun à leur manière du domaine du droit, risquent de s’engager dans une sorte de guerre civile en réseau.
L’auteure conclut ce passage en invitant à méditer l’avertissement de René Girard, philosophe et anthropologue de la violence :
« Le moment arrive où l’on ne peut plus s’opposer à la violence que par une autre violence […]. Peu importe, alors, que l’on réussisse ou que l’on échoue, c’est toujours elle (la violence) la gagnante. La violence a des effets mimétiques extraordinaires, tantôt directs et positifs, tantôt indirects et négatifs. Pus les hommes s’efforcent de la maîtriser, plus ils lui fournissent des aliments ; elle transforme en moyens d’action les obstacles qu’on croit lui opposer ; elle ressemble à une flamme qui dévore tout ce qu’on peut jeter sur elle, dans l’intention de l’étouffer. »