L’arrêt de la Cour d’appel de Paris « Rose B. / JFG Networks » du 4 avril 2013 (lien) vient une nouvelle fois illustrer les graves lacunes de la Loi pour la confiance dans l’économie numérique du 21 juin 2004 (dite LCEN) pour la protection de la liberté d’expression sur Internet. Dans une brève publiée hier, le site d’actualité juridique Legalis résume ainsi l’affaire :
« Une personne considérait qu’un article publié sur le site selenie.fr comportait des allégations qui portaient atteinte à son honneur et à son image. Elle s’était adressée aux différents hébergeurs concernés pour leur notifier le contenu en cause, en vue de son retrait. JFG Networks n’a pas obtempéré. Comme l’action sur le fondement de la loi du 29 juillet 1881 était prescrite, la demanderesse s’est tournée vers le juge des référés afin qu’il ordonne à JFG Networks de retirer l’article litigieux. La cour d’appel a confirmé l’ordonnance de référé du TGI de Paris qui avait constaté l’absence de contenu manifestement illicite. L’article demeurait, selon la cour, dans le champ de la liberté de critique et d’expression, sans dégénérer en abus. La cour rappelle que seuls certains contenus expressément visés par la loi en matière de pédopornographie, d’apologie des crimes contre l’humanité et d’incitation à la haine raciale doivent être supprimés par l’hébergeur, sans attendre une décision de justice ».
Mais, dans son arrêt, la Cour ajoute également :
« [La responsabilité civile de l’hébergeur] ne peut être engagée du fait des informations stockées s’il n’a pas effectivement eu connaissance de leur caractère illicite ou si, dès le moment où il en a eu connaissance, il a agi promptement pour retirer les données ou en rendre l’accès impossible ».
L’origine de la notion « manifestement illicite »
Ici, les juges parisiens ne font que reprendre l’article 6-I-3 de la LCEN. Toute la question est de savoir ce qui, pour l’hébergeur, permet d’établir la « connaissance » du caractère illicite d’un contenu. La LCEN est très vague sur ce point, et la notion de « manifestement illicite » découle directement de cette imprécision. En effet, en 2004, le Conseil constitutionnel avait émis une réserve d’interprétation à l’issue de son contrôle de constitutionnalité pour éviter que toute notification envoyée à un hébergeur puisse immédiatement enclencher sa responsabilité. Dans leur décision, les sages indiquaient ainsi que :
« Ces dispositions [relatives à la responsabilité des hébergeurs] ne sauraient avoir pour effet d’engager la responsabilité d’un hébergeur qui n’a pas retiré une information dénoncée comme illicite par un tiers si celle-ci ne présente pas manifestement un tel caractère ou si son retrait n’a pas été ordonné par un juge ».
Le Conseil estimait alors nécessaire de limiter le rôle des hébergeurs dans la régulation des contenus en ligne puisque, indiquait-il dans les commentaires aux cahiers, « la caractérisation d’un message illicite peut se révéler délicate, même pour un juriste ».
Initialement, la notion de contenus « manifestement illicites » ne devait concerner que les contenus à caractère pédopornographique, incitant à la haine raciale ou faisant l’apologie d’un crime contre l’humanité. Pourquoi limiter le « manifestement illicite » à ces trois catégories de contenus, outre le fait qu’ils correspondent à des infractions durement réprimées ? Selon le juriste Benoît Tabaka :
« Cela provient tout simplement d’un article de Zdnet qui avait relaté les propos tenus par le Secrétaire général du Conseil constitutionnel en conférence de presse et qui donnait des exemples de contenus manifestement illicites ».
En dehors de ces trois catégories, les abus de liberté d’expression devaient, en toute logique, obligatoirement faire l’objet d’une injonction judiciaire enjoignant leur retrait pour que l’hébergeur puisse en être responsable. Le « manifestement illicite » ne pouvait être applicable à ces autres infractions. Un régime à deux étages qu’on retrouve dans d’autres pays européens, qui ont également eu recours à la notion de « manifestement illicite » ou de « clairement illicite » au moment de la transposition de la directive sur les services en ligne de 2000 (voir à ce sujet l’étude de 2007 sur l’application de la directive, commanditée par la Commission européenne).
L’extension jurisprudentielle du « manifestement illicite »
Ce bricolage juridique a depuis donné lieu à des dérives. En effet, le « manifestement illicite » a malheureusement fait l’objet d’une extension jurisprudentielle à de nouvelles catégories de contenus (infraction au droit d’auteur ou diffamation, par exemple). Une extension qui renforce immanquablement l’insécurité juridique pesant sur les hébergeurs et leur propension à censurer des contenus en ligne, par crainte d’être ensuite condamné par un juge qui estimerait que ces contenus étaient « manifestement illicites ».
C’est dans cette tendance regrettable que s’inscrit l’arrêt de la cour d’appel de Paris, puisqu’elle choisit de se livrer à une analyse des contenus prétendument diffamatoires pour montrer qu’ils ne sont pas « manifestement illicites ». Si elle conclut en l’espèce qu’ils sont parfaitement licites puisque relevant de « la libre critique ». un tel examen revient à accepter implicitement que des contenus ne relevant pas du 6-I-7 puissent effectivement être « manifestement illicites ». Or, la diffamation est typiquement un domaine où il est très difficile d’établir l’illicéité en dehors d’une procédure contradictoire.
Si elle avait voulu mettre fin à cette dangereuse extension de la notion de « manifestement illicite », la cour aurait pu rappeler que, en dehors des catégories mentionnées à l’article 6-I-7, seule une décision de justice peut venir établir avec certitude l’illicéité de contenus, et qu’en l’absence d’une telle décision, l’hébergeur ne peut être tenu responsable des contenus qu’il stocke sur ses serveurs. C’est d’ailleurs ce à quoi appellent de nombreux juristes hostiles à l’extension problématique du « manifestement illicite », pour le circonscrire aux catégories de contenus citées dans l’article 6-I-7. Cela permettrait en effet de minimiser l’insécurité juridique que la jurisprudence actuelle fait peser sur les hébergeurs.
Pourtant, cette position constitue déjà en elle-même une interprétation très restrictive du texte de loi et de la jurisprudence constitutionnelle. L’article 6-I-7 de la LCEN dit simplement que, « compte tenu de l’intérêt général attaché à la répression de l’apologie des crimes contre l’humanité, de l’incitation à la haine raciale ainsi que de la pornographie enfantine, les [hébergeurs] doivent concourir à la lutte contre la diffusion » de ces infractions, notamment en mettant « en place un dispositif facilement accessible et visible permettant à toute personne de porter à leur connaissance ce type de données » et en informant « promptement les autorités publiques compétentes » de ces « activités illicites ». En aucun cas cet article n’oblige à supprimer ou à empêcher l’accès à ces contenus, même s’il souffre comme l’article 6-I-3 d’une imprécision puisqu’il semble signifier que le simple signalement de contenus pouvant relever des catégories du 6-I-7 équivaut à ce que l’hébergeur ait connaissance d’« activités illicites » (une imprécision qui, on l’a vu, fut vivement critiquée par le Conseil constitutionnel dans sa décision sur la LCEN).
La LCEN et la régulation extra-judiciaire d’Internet
Or, même pour les catégories de contenus mentionnées au 6-I-7, il existe évidemment de nombreux cas limites où l’illicéité n’est clairement pas « manifeste », et où l’intervention d’un juge est nécessaire, ne serait-ce qu’en aval d’une action préventive de l’hébergeur visant à empêcher l’accès à ces contenus litigieux. Après tout, dans un État de droit, seul un juge doit être en mesure de prononcer l’illicéité d’un contenu ou d’une situation.
En l’absence d’une clarification législative de la loi française et du droit européen (qui souffre des mêmes lacunes), et en dépit du remède proposé par le Conseil constitutionnel, la liberté d’expression sur Internet fait très souvent l’objet d’une régulation extra-judiciaire, mise en œuvre par des prestataires techniques cherchant à minimiser tout risque juridique. L’affaire « Rose B. / JFG Networks » illustre d’ailleurs parfaitement ce point. En effet, selon les demandeurs paraphrasés dans l’arrêt :
« Presque tous les hébergeurs ayant reçu notification (…) ont décidé le retrait sauf deux d’entre eux ».
Tous les acteurs notifiés sauf deux (le responsable du site et l’hébergeur mis en cause à l’instance) ont donc censuré les propos litigieux, alors que ces derniers étaient parfaitement licites ! Pourtant, en dehors des quelques cas qui resurgissent parfois sur les sites spécialisés ou à l’occasion de ce genre d’arrêt, il est très difficile de mesurer l’étendue de cette régulation extra-judiciaire et de ses dérives, puisque la loi ne prévoit aucun dispositif permettant de faire la transparence sur les procédures de retrait de contenus faisant suite à des notifications de tiers (et ce malgré les quelques avancées permises par les « Transprency Reports » mis en place volontairement par certaines grandes plate-formes).
Alors que le gouvernement a annoncé une « grande loi » sensée protéger les droits fondamentaux sur Internet, et malgré les dérives répressives que font craindre les déclarations récentes de plusieurs ministres, le législateur doit prendre ses responsabilités et amender la LCEN pour réellement protéger la liberté d’expression en ligne. Il doit réaffirmer la compétence exclusive du juge pour toute restriction à la liberté d’expression sur Internet, en revenant au régime applicable en France entre 2000 et 2004.
En effet, comme le rappelle Benoît Tabaka, suite à la censure par le Conseil constitutionnel de la loi de 1er août 2000 sur la liberté de communication pour incompétence négative du législateur, la loi française disposait qu’un hébergeur ne pouvait être responsable des contenus qu’il héberge que dans le cas où, suite à une injonction judiciaire lui ordonnant le retrait de contenus illicites, il n’aurait pas procédé à ce retrait (voir l’article 43-8 de la loi de 1986 sur la liberté de communication tel qu’amendé par la loi de 2000). C’est ce principe de bon-sens qu’il faut aujourd’hui consacrer dans la loi.