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Pour une politique des fréquences au service de l’innovation et de la démocratie

Initialement publié sur La Quadrature du Net.

En dehors des accès WiFi, l’Internet sans-fil que nous vendent les opérateurs télécoms est un Internet truffé de restrictions d’accès, de bridages et de blocages en tous genres, qui portent atteinte au principe fondamental de neutralité du réseau et restreignent notre liberté de communication. Cet Internet sans-fil auquel nous accédons n’est qu’un ersatz d’Internet, géré par quelques opérateurs télécoms suffisamment puissants pour récolter les licences accordées par les pouvoirs publics, qui eux-mêmes exercent un monopole sur la ressource publique qu’est le spectre hertzien (c’est-à-dire les ondes radio)[2. Une onde radio est classée en fonction de sa fréquence exprimée en Hz ou cycles par seconde; l’ensemble de ces fréquences constitue le spectre radiofréquence. http://fr.wikipedia.org/wiki/Onde_radio#Spectre_radiofr.C3.A9quence].

Le 17 janvier dernier, l’Arcep délivrait aux opérateurs télécoms dominants les autorisations d’utilisation de la plus belle partie du « dividende numérique » permis par le passage à la TNT : les fréquences « en or », qui offrent un rapport particulièrement intéressant entre la propagation des ondes et la bande passante disponible, et donc une couverture maximale à moindre coût. Orange, SFR, Bouygues se sont ainsi vus accorder des blocs de fréquences dans la bande 800 MHz en vue du déploiement de leurs réseaux 4G.

Les pouvoirs publics se sont félicités de cette opération : les recettes perçues par l’État en échange de ces attributions s’élèvent à 2,6 milliards d’euros, qui viendront s’ajouter aux 936 millions déjà engrangés à l’occasion de la première série d’attributions de fréquences 4G dans la bande des 2,6 Ghz, en octobre dernier.

L’ouverture des fréquences : un sujet tabou ?

Ces manœuvres d’apparence technique se déroulent sans que personne ou presque ne remette en cause le bien fondé de cette logique de valorisation patrimoniale qui dicte l’attribution de cette ressource publique.

Certes, la 4G peut permettre de développer des réseaux très haut débit et amener l’Internet sans fil dans des territoires encore mal desservis, grâce aux engagements pris par les opérateurs. Certes, l’attribution de ces licences pourrait engendrer un nouveau cycle d’investissement permettant de réduire la congestion des réseaux sans-fil, et les opérateurs ne pourraient alors plus invoquer cette excuse pour justifier les restrictions d’accès endémiques qui gangrènent l’Internet mobile et violent la neutralité des réseaux. Et pourtant…

Faute d’un débat ouvert sur la politique du spectre radio en France et en Europe, nous nous privons d’autres options politiques, plus porteuses encore pour l’innovation et la compétitivité de notre économie, pour la démocratisation de nos réseaux de communication, pour l’intérêt général.

Quelles sont ces options ? L’élargissement d’une politique initiée il y a 30 ans avec les radios amateurs et relancée à la fin des années 1990 avec le lancement du WiFi, en autorisant l’accès libre – c’est-à-dire non soumis à l’octroi préalable d’une licence – à de nouvelles parties du spectre. Certaines fréquences sont particulièrement prometteuses pour élargir ces politiques : les « fréquences en or » issues du dividende numérique, celles attribuées aux opérateurs WiMax (dont nombre font l’objet d’une mise en demeure de l’Arcep pour manquement à leurs obligations), ou encore les fréquences situées dans les « espaces blancs » (ces fréquences attribuées aux chaînes de télévision mais laissées vacantes afin de créer des zones tampons évitant les interférences entre les émissions des différentes chaînes).

Un potentiel encore insoupçonné

Plutôt qu’un mode centralisé d’administration des fréquences hertziennes, où l’on accorde à une seule entité la possibilité de développer des réseaux, le modèle d’accès ouvert décentralise l’infrastructure des communications sans-fil. De là, chacun peut construire un réseau moyennant le respect de certaines normes techniques, notamment grâce aux petits émetteurs radio (femotocells ou picocells, dont le prix ne cesse de baisser), ainsi qu’aux technologies de réseaux maillés – où chaque récepteur radio est aussi émetteur et constitue un nœud du réseau.

Une fois l’accès aux fréquences ainsi ouvert, un grand nombre d’applications deviennent possibles, dont bon nombre sont encore insoupçonnées. Au niveau local, les fournisseurs d’accès associatifs et autres citoyens passionnés qui œuvrent pour un accès élargi à Internet, telles que Tetaneutral ou Sames Wireless, pourraient utiliser de nouvelles parties du spectre pour construire à moindre coût des réseaux de plus grande échelle, reliant un village isolé au reste de l’Internet, ou déployant un réseau sans-fil très haut haut débit à l’échelle d’une ville entière.

Au-delà des télécoms, dans le domaine de l’e-santé, de la logistique, de la fourniture d’énergie, de nombreux secteurs bénéficieraient également d’un accès ouvert aux fréquences pour innover et développer de nouveaux services. Yochai Benkler, professeur à Harvard, rappelle ainsi dans une étude récente qu’aux États-Unis, lorsqu’elles ont le choix, seule une minorité des entreprises de ces secteurs optent pour un accès sous licence pour leurs différentes applications, le plus souvent en s’octroyant les services d’un des opérateurs télécoms dominants, tels que l’opérateur historique AT&T. De quoi relativiser fortement les arguments qui voient dans un mode d’administration centralisé du spectre la garantie de la qualité de service. Même dans le secteur télécom, les opérateurs titulaires des licences ont eux-mêmes recours au WiFi pour décharger leurs réseaux saturés. D’après certaines estimations, d’ici à 2015, l’« offloading » (« déchargement » des réseaux 3G et 4G vers les réseaux WiFi) atteindra 30% du trafic « data » des opérateurs !

Un rendez-vous manqué pour l’Europe

Comme le suggèrent ces chiffres, les États-Unis sont en train de prendre une longueur d’avance sur l’Europe en matière de communications sans-fil, alors que la FCC s’apprête à parachever le cadre de régulation technique et juridique pour autoriser des accès libres aux espaces blancs et que le Congrès vient d’adopter une loi sanctuarisant ces politiques.

Au printemps 2011, le Parlement européen a bien tenté d’enclencher le mouvement, à l’occasion du débat sur le programme politique européen en matière de gestion du spectre. Les eurodéputés ont ainsi appelé la Commission européenne et les États-membres à œuvrer pour l’ouverture des fréquences. Malheureusement, les gouvernements des États membres, réunis au sein du Conseil de l’Union européenne, ont invoqué la défense de leurs prérogatives nationales dans ce domaine pour opposer une fin de non recevoir aux demandes du Parlement. Bien que les eurodéputés aient obtenu un engagement symbolique de la part du Conseil, aucune disposition contraignante n’a finalement été retenue.

Par conservatisme, les gouvernements européens, et notamment le gouvernement français, se refusent à débattre sérieusement de l’ouverture des fréquences. Aucune trace d’un tel débat dans le rapport de la Commission pour le dividende numérique, chargée en 2007 de proposer des orientations en matière de politique du spectre en France. Tout juste une courte référence aux espaces blancs dans le rapport « France numérique 2012 », présenté en 2008. Le rapport prenait acte du leadership américain dans ce domaine et affirmait :

Ces espaces blancs ou “white spaces” permettraient à une nouvelle génération de terminaux connectés de voir le jour et ainsi contribuer à la diversification des offres et services. La France pourrait devenir l’un des pays moteurs en Europe pour l’utilisation harmonisée des espaces blancs, et créer, à l’instar du dividende numérique, un vrai projet industriel au niveau européen.

Pour donner corps à ces bonnes résolutions, le rapport annonçait que l’Agence nationale des fréquences remettrait ses conclusions pour le 1er janvier 2009 sur l’utilisation de ces « espaces blancs » pour le très haut débit, en lien avec l’Arcep… Des conclusions que l’on attend toujours.

Le spectre radio, un bien commun à réhabiliter

L’attribution récente des fréquences en or, avec plus de 3,5 milliards d’euros de recettes escomptées, est évidemment présentée par les pouvoirs publics comme une opération réussie : l’État met ainsi la main sur une manne financière importante, en particulier en ces temps de disette budgétaire, et le secteur privé peut amorcer le déploiement de nouveaux réseaux sans-fil censés permettre la diversification des services et une meilleure couverture du territoire.

Pourtant, le principe même de l’attribution centralisée des fréquences repose sur des postulats et considérations archaïques, qui interdisent des politiques ambitieuses. Pourquoi ne pas, par exemple, conditionner l’octroi de ces fréquences à un engagement fort en matière de tarif social ou de respect de la neutralité du Net ? Et surtout, pourquoi ne pas accepter qu’au moins une partie de ces fréquences puisse faire l’objet d’un accès non soumis à licence ? Évidemment, les lobbies des opérateurs s’y opposent, souhaitant maintenir leur mainmise sur le secteur de l’accès à l’Internet sans-fil. Et il semble qu’ils soient entendus, puisque le gouvernement a fait le choix du statut quo, compromettant ainsi une politique de long terme plus porteuse pour l’innovation, le développement économique et la démocratisation de nos réseaux de communication.

Dans l’audiovisuel comme dans les télécoms[4. En matière audiovisuelle également, on est en droit de se demander s’il est bien raisonnable que le CSA se lance dans l’attribution de fréquences à 6 nouvelles chaînes TNT en haute définition, alors même qu’on observe une concentration rampante du secteur. De même, nous assistons à des comportements spéculatifs de certains groupes, à l’image de Bolloré qui s’apprête à engranger d’importantes plus-values financières en revendant à Canal + une partie de ses chaînes Direct 8 et Direct Star, chaînes qui n’ont pu se développer que grâce à l’octroi gracieux de fréquences par l’État.], la réalité de la politique du spectre actuelle est celle d’une ressource publique largement mise à disposition d’acteurs privés, souvent sans que l’intérêt général n’ait été réellement pris en compte. Face au potentiel de réduction de la fracture numérique, face au potentiel d’innovation et de gains de compétitivité que laisse entrevoir l’ouverture de l’accès aux fréquences, l’État semble à nouveau enfermé dans une logique de régulation qui favorise les acteurs industriels les mieux établis. Il est grand temps d’ouvrir sérieusement ce débat sur la politique des fréquences, afin de rééquilibrer nos politiques du spectre en faveur d’un accès partagé et citoyen à cette ressource essentielle pour nos sociétés en réseau.