Le « Grand Jury » mis en place l’an dernier par le ministère de la Justice américain, suite à la révélation des câbles diplomatiques par WikiLeaks, aurait bel et bien inculpé Julian Assange, sur le terrain de l’espionnage[1. Fred Burton, le vice président de Stratfor en charge du renseignement, a reçu un e-mail d’un ancien responsable du contre-espionnage au département d’État : “Not for Pub—We have a sealed indictment on Assange. Pls protect.” Dans un autre e-mail, Burton écrit : “Assange is going to make a nice bride in prison. Screw the terrorist. He’ll be eating cat food forever.”]. C’est là l’une des révélations majeures contenues dans les e-mails de la société de renseignement privée Stratfor, publiés cette semaine par WikiLeaks.
Presse traditionnelle vs. Julian Assange
Cette nouvelle particulièrement inquiétante pour la liberté de la presse et la transparence de nos démocraties reste pourtant négligée. Tout se passe comme si les grands médias traditionnels ne mesuraient pas réellement l’importance de ce qui si joue. Et il en va de même du côté des ONG défendant la liberté de la presse : ni l’ACLU, ni le Comité de Protection des Journalistes, ni Reporters Sans Frontières ne se sont émus de la nouvelle, que le ministère de la Justice américain – tout en se refusant à la confirmer – ne dément pas.
Comme si l’entreprise de diabolisation de Julian Assange avait fonctionné. Comme si les efforts de distanciation d’une partie de la « grande presse internationale » qui a collaboré avec WikiLeaks (le New York Times et le Guardian en particulier) avaient réussi. Depuis plusieurs mois en effet, ces derniers n’ont eu cesse d’expliquer que WikiLeaks ne mène pas un travail journalistique, et de décrire Assange comme un homme à l’éthique douteuse, un idéologue buté et viscéralement hostile aux États-Unis. Les choses ont encore empiré lorsque, en août 2011, WikiLeaks a pris la décision de publier l’intégralité des câbles diplomatiques, sans vérifier au préalable leur contenu. Assange est alors tombé en disgrâce aux yeux de nombreux journalistes qui le soutenaient encore, et ce alors même que, dans cette affaire, le Guardian est au moins aussi responsable que WikiLeaks.
Ce divorce croissant entre les journalistes professionnels et Assange ne serait pas inquiétant s’il n’influait pas sur la manière dont nos sociétés se représentent WikiLeaks, et avec WikiLeaks les autres « sonneurs d’alerte » actifs sur Internet. Car à partir du moment où l’on admet que Assange et ses collaborateurs ne font pas partie du « club du journalisme officiel », il devient alors bien plus aisé d’admettre qu’ils puissent ne pas bénéficier des protections de la presse, et donc de justifier des poursuites pour espionnage. Et pourtant…
En droit américain, « WikiLeaks is (a form of) journalism »
Dans un article publié dans la Harvard Civil rights-Civil Liberties Law Review[2. Benkler, Yochai. “A Free Irresponsible Press: Wikileaks and the Battle over the Soul of the Networked Fourth Estate.” Harvard Civil Rights-Civil Liberties Law Review 46, no. 311 (été 2011).], le professeur de droit et grand penseur de la société en reseau Yochai Benkler le montre de manière magistrale : le Premier amendement à la Constitution américaine – qui consacre la liberté de la presse – protège Assange au même titre qu’il protège le directeur de publication du New York Times. Le fait d’être un journaliste professionnel rattaché à un groupe de presse ne change rien à l’analyse. Ce n’est pas le mode organisationnel ou la méthode qui intéressent le juge américain, mais bien l’intention de l’auteur ou de l’éditeur qui souhaite porter à la connaissance du public des informations d’intérêt général. La jurisprudence citée par Benkler est limpide. Dans l’affaire Von Bulow v. Von Bulow, une Cour d’appel fédérale indique ainsi :
“The individual claiming the privilege must demonstrate (…) the intent to use material–sought, gathered or received–to disseminate information to the public and that such intent existed at the inception of the newsgathering process (…). » « The informative function asserted by representatives of the organized press (…) is also performed by lecturers, political pollsters, novelists, academic researchers, and dramatists. »
Les journalistes professionnels n’ont donc aucun monopole en la matière. Dans l’affaire In re Madden, une autre Cour d’appel fédérale abonde dans le même sens :
« We hold that individuals are journalists when engaged in investigative reporting, gathering news, and have the intent at the beginning of the news-gathering process to disseminate this information to the public. »
Or, il n’y a aucun doute sur le fait que le but de WikiLeaks est bien de collecter de l’information en vue d’informer le public sur des sujets d’intérêt général. Certes, WikiLeaks le fait dans un but militant, en œuvrant ouvertement pour la transparence, mais les motivations politiques ou commerciales qui président au travail journalistique ne rentrent pas en compte dans l’analyse juridique.
Le Cablegate, une affaire d’espionnage ?
C’est donc pour contourner ce cadre constitutionnel protecteur que l’administration américaine tente de poursuivre Assange en invoquant l’Espionage Act de 1917, adopté dans une période de forte de paranoïa sécuritaire où la moindre contestation de pouvoir pouvait donner lieu à des condamnations pénales (et qui a d’ailleurs amené la Cour suprême à initier en réaction une jurisprudence très favorable à la liberté d’expression). C’est sur le fondement de cette loi que les époux Rosenberg furent, au moment du maccarthysme, condamnés à mort pour espionnage au profit de l’URSS. En utilisant cette loi contre Assange, l’administration américaine poursuit la stratégie suivante : obtenir des aveux de la part de la source alléguée de WikiLeaks – le soldat Bradley Manning, détenu dans des conditions extrêmement controversées depuis plus d’un an et demi – afin de « prouver » qu’Assange a activement collaboré avec ce dernier dans la fuite des documents.
En s’intéressant ainsi à la relation entre le « journaliste » (Assange) et sa source (Manning), le gouvernement américain s’engage dans une voie absolument contraire à la logique du Premier amendement, au détour d’une loi qui renvoie aux heures sombres de l’histoire américaine. Cette initiative constitue une menace pour tous les nouveaux acteurs de la démocratie en réseau que sont les blogueurs, ONG et autres sonneurs d’alerte qui sont amenés à collaborer avec des sources pour révéler des documents confidentiels, mais aussi pour les journalistes d’investigation. De plus, en stigmatisant ainsi WikiLeaks, le gouvernement américain tourne le dos à une longue tradition démocratique qui valorise la contribution de tous au débat public, quelque soit la forme de l’expression ou le statut du locuteur qui souhaite publier des informations d’intérêt général.
Alors comment interpréter le silence des journalistes professionnels sur cette inculpation ? Comme un signe de l’animosité que suscite Assange ? Comme l’expression de la défiance plus générale des médias traditionnels à l’égard des nouveaux acteurs de l’écosystème médiatique, qui peu à peu les « concurrencent » dans certaines de leurs missions ? Après tout les deux sont sans doute liés… Ou peut être avaient-ils simplement des choses plus importantes à faire la semaine dernière que de commenter cette nouvelle ? Ils feraient en tous cas bien de méditer l’avertissement de Benkler :
« We cannot afford as a polity to create classes of privileged speakers and press agencies, and underclasses of networked information producers whose products we take into the public sphere when convenient, but whom we treat as susceptible to suppression when their publications become less palatable. Doing so would severely undermine the quality of our public discourse and the production of the fourth estate in the networked information society. »