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L’obsolescence du droit des médias appliqué à Internet

« Autrefois, ce genre de discussions se tenait dans les salons ou les cafés ; aujourd’hui, elles ont lieu sur le Net. »
Alexis Delcambre, rédacteur en chef du journal en ligne LeMonde.fr

Suite au post de la semaine dernière, je voudrais ici tâcher de montrer les limites et les dangers liés à l’application à Internet des logiques de régulation héritées du droit des médias. Ce dernier s’est construit autour d’une personne, le directeur de publication, qui joue un rôle central dans la modération de l’expression publique dans les médias traditionnels.

Mais dès lors que cette fonction disparaît sur Internet, à mesure que l’expression publique s’émancipe du cadre journalistique, comment lutter contre les infractions pénales que constituent les abus de la liberté d’expression ?

Pour répondre à ce défi, le législateur s’efforce de recréer des modes de contrôle de l’expression publique sur Internet, sans arriver cependant à trouver un équilibre juridique capable de protéger réellement la liberté d’expression…

Avec Internet, le droit des médias disloqué

Un directeur de publication introuvable

Dans l’environnement médiatique traditionnel (presse, radio, télé), la loi a organisé la modération a priori des informations publiées. En France, l’article 42 de la loi de 1881 sur la liberté de la presse, ou la loi du 29 juillet 1982 relative à l’audiovisuel établissent ainsi en matière civile et pénale un mécanisme de responsabilité consacrant le rôle du directeur de publication dans la régulation de l’information rendue publique.[1. C’est le régime dit de « responsabilité en cascade ». Dans la presse, l’article 42 dispose que « seront passibles, comme auteurs principaux, des peines qui constituent la répression des crimes et délits commis par la voie de la presse (…) 1° les directeurs de publication ou éditeurs (…) 2° à leur défaut, les auteurs : 3° à défaut des auteurs, les imprimeurs ; 4° à défaut des imprimeurs, les vendeurs et distributeurs et afficheurs ». Ce mécanisme de responsabilité se retrouve en matière audiovisuelle: l’article 93-3 de la loi de 1982 prévoit que lors d’une des infractions de la loi de 1881 « est commise par un moyen de communication au public par voie électronique, le directeur de publication (…) sera poursuivi comme auteur principal lorsque le message incriminé a fait l’objet d’une fixation préalable à la communication publique. A défaut, l’auteur, et à défaut de l’auteur, le producteur sera poursuivi comme auteur principal. ».]

Étant responsable pénalement en premier ressort, c’est le directeur de publication qui est censé s’assurer que les propos des auteurs publiés ne relèvent pas d’infractions réprimées par la loi, afin d’éviter toute poursuite. Le droit des médias s’est ainsi organisé autour de professionnels dont la fonction est de sélectionner l’information avant qu’elle n’entre dans la sphère publique.

Alors qu’auparavant cette dernière était investie par des professionnels – des journalistes et des écrivains pour l’essentiel – et alors que le nombre de locuteurs restait relativement restreint, il pouvait sembler légitime d’assurer le « polissage » du discours par les acteurs de la sphère publique eux-mêmes, sous la menace de condamnation pénale pour injure, diffamation, écrits et propos racistes ou sexistes, apologies des crimes et délits, les remises en cause de la présomption d’innocence ou de l’autorité de la justice.

Par Harald Groven (CC)

Cela est très bien résumé par le sociologue Dominique Cardon.

« L’espace public traditionnel est le résultat d’un long processus de professionnalisation et de domestication des locuteurs qui a donné naissance à la production de statuts réservés pour ceux qui prennent la parole en public (…).

D’exigeantes règles de publicité administrent un contrôle a priori (le sacro-saint rôle de gate-keeper des médias et de l’édition) des énoncés avant leur mise en visibilité.

L’espace public traditionnel était public parce que les informations rendues visibles à tous avaient fait l’objet d’une sélection préalable par des professionnels obéissant à des normes déontologiques qui se sont construites en même temps que le droit permettant de punir, en les invisibilisant, les propos contrevenants à ces règles. »[2. Cardon Dominique, 2009, « Vertus démocratiques de l’Internet »,. La Vie des idées. Adresse : http://www.laviedesidees.fr/Vertus-democratiques-de-l-Internet.html].

Internet ou l’expression publique non-domestiquée

Aujourd’hui, grâce à Internet, tout citoyen peut s’auto-publier ou s’exprimer dans des espaces prévus cet effet. La conséquence directe de cette évolution est que les débats qui se tenaient « dans les salons ou les cafés » peuvent désormais être rendus publics. La modération a priori permise par la domestication juridique des professionnels des médias vole en éclat.

En raison de cette transformation de la sphère publique, nombre d’énoncés ne correspondent clairement pas aux critères que nous attachons traditionnellement à la parole publique. Les écrits relevant de près ou de loin aux règles journalistique – qui gardent évidemment toute leur importance dans le nouvel écosystème informationnel – doivent désormais cohabiter avec des pratiques expressives relevant de la conversation, ce qui implique une dose d’excès, d’emportements, d’invectives, d’imprécisions voire de malhonnêteté dans les propos tenus, et que les journalistes sont généralement priés d’éviter[3. Ces excès, nous avons par ailleurs appris à nous en accommoder dans notre rapport quotidien à autrui, et il ne nous surprennent pas forcément venant d’hommes ou de femmes politiques.].

En somme, si les formes d’expression paraissent changer, c’est que les médias professionnels sont mécaniquement moins représentés dans une sphère publique désormais ouverte à tous, et que le type d’expression qui les caractérise côtoie désormais de nouveaux types d’énoncés…

Les mécanismes de contrôle des publications dans la sphère publique en réseau

Nombre d’infractions de presse sont considérées comme telles parce que le législateur a estimé à une époque ou Internet n’existait pas encore que l’espace démocratique ne pouvait composer avec certains propos, en particulier dans un environnement médiatique dominé par des entreprises privées. Or, si le droit a su « domestiquer » les locuteurs professionnels par un ensemble de règles construites dans la durée, il semble bien moins efficace pour organiser un nouvel écosystème informationnel dans lequel la diversité des locuteurs a littéralement explosé.

La dangereuse extension des règles journalistiques à l’expression en ligne

C’est en partie l’enjeu des tentatives de régulation administrative d’Internet que de rétablir des mécanismes par lesquels l’expression en ligne peut être « mesurée », « polissée » et rendue « respectueuse » d’autrui, en comptant sur l’auto-régulation pour faire respecter les limites traditionnelles de la liberté d’expression. Ainsi, certaines propositions législatives tentent de soumettre les personnes qui s’expriment sur Internet aux obligations qui pèsent sur les journalistes.

Par exemple, en Italie, la majorité parlementaire de Silvio Berlusconi a proposé en juillet 2010 au détour d’amendements à une loi portant sur les écoutes téléphoniques de soumettre les responsables de sites Internet aux obligations pesant sur les médias traditionnels, notamment en matière de droit de réponse et de rectification d’informations erronées ou calomnieuses (obligations qui sont inscrites dans une loi de 1948). Au départ, ces amendements visaient par exemple à imposer à tous les éditeurs de sites de s’identifier auprès des autorités (déclaration préalable) et de respecter un délai de 48 heures après réception d’une plainte d’un tiers pour publier des corrections, sous peine d’une amende de 12 500 euros[4. Arianna Ciccone, 27 juillet 2010, « Italy: Liability Risk for Bloggers? » , Global Voices. Adresse : http://advocacy.globalvoicesonline.org/2010/07/27/italy-a-bill-to-censor-the-internet/].

Suite à une levée de bouclier, de nouveaux amendements ont été déposés pour limiter ces mesures aux seuls journalistes professionnels exerçant sur Internet, et les débats parlementaires ont repris il y a de cela quelques semaines (lire le communiqué de Reporters Sans Frontières).

Cet exemple d’un débat malheureusement récurrent[5. Le législateur européen avait eu un débat à similaire à l’occasion de l’examen de la directive sur les « services de médias audiovisuels », se posant la question de l’opportunité de soumettre les services de partage de vidéos (type Youtube) aux mêmes obligations que éditeurs de programmes audiovisuels à la demande. Il s’y était finalement refusé, estimant que les sites de partage s’apparentait à des hébergeurs, bénéficiant de ce fait du régime de responsabilité allégée, et non pas du régime de droit commun attaché aux éditeurs, qui exercent un contrôle sur le contenus publiés.] montre qu’aussi légitime puisse sembler le motif invoqué (corriger l’information inexacte ou diffamatoire), toute tentative d’appliquer d’anciennes règles journalistiques aux nouveaux participants à la sphère publique en réseau aurait pour effet de décourager la critique de personnalités publiques et plus généralement l’expression démocratique.

La responsabilité « allégée » des intermédiaires techniques, nouvel avatar de l’auto-régulation

Au-delà de ce type de propositions législatives, c’est surtout au travers du régime de responsabilité allégée des hébergeurs, inauguré par la directive e-Commerce de 2000, que le droit recrée les mécanismes d’autorégulation qui caractérisent les médias traditionnels.

Comme le suggère le qualificatif « allégée », ce régime de l’hébergeur est assimilé dans l’esprit des juristes à celui qui a cours dans les médias traditionnels, et donc à celui du directeur de publication. Si un éditeur de musique constate la publication non autorisée d’une de ses œuvres sur un blog, il pourra au prix de quelques formalités contacter l’hébergeur pour lui demander le retrait de celle-ci. De même, une association de lutte contre le racisme pourra mettre en place une politique visant à obtenir le retrait des propos à caractère raciste tenus dans des espaces participatifs en ligne.

Le fait que l’hébergeur fournisse une prestation technique qui est le support des messages en ligne fait de lui un point de contrôle aisé sur ces derniers, et c’est donc lui, en dépit de sa relation le plus souvent lointaine avec l’auteur ou éditeur, que la loin rend responsable légalement, et ce quoiqu’à un moindre degré qu’un directeur de publication traditionnel, qui agit avant publication. Ce faisant, le régime de responsabilité allégée des hébergeurs recrée une forme d’autorégulation de l’expression publique dans le but de faire respecter la loi.

Limites et dangers de l’auto-régulation de l’expression sur Internet

Bien que ce régime aboutisse en apparence à un équilibre satisfaisant, il n’est toutefois pas dépourvu de défauts structurels qui représentent un risque du point de vue de la liberté d’expression. Il s’agit tout d’abord d’un système qui impose aux prestataires de service de mettre en œuvre des procédures de traitement des demandes de retrait, d’évaluer le bien-fondé des demandes et de contacter les utilisateurs éditeurs des contenus litigieux. Tout cela représente un coût à la charge de ces acteurs commerciaux, qui ont tendance à vouloir le minimiser et ne consacrent pas toujours suffisamment de ressources à un traitement équilibré des demandes. Préférant se mettre à l’abri, nombre d’entre eux sont ainsi tentés de retirer les contenus, quand bien même la demande de retrait serait abusive[6. La directive européenne e-Commerce reste assez vague concernant l’encadrement de demandes de retrait et leur traitement. Cette imprécisions du droit communautaire a abouti à des différences importantes dans les politiques mises en œuvre par les hébergeurs pour répondre aux demandes de retrait. Ainsi, des expériences menées aux Pays-Bas en 2004 montraient que la majorité d’entre eux ne vérifiaient pas la véracité des faits allégués dans les notifications, et qu’ils étaient prompts à retirer des contenus dont l’examen aurait facilement permis d’établir la parfaite licéité. Voir Sjoera Nas, 2004, « The Multatuli Project : ISP Notice & Take Down  », Sane. Adresse: http://www.bof.nl/docs/researchpaperSANE.pdf. En France, la loi (article 6-I-4 et l’article 6-I-4 de la LCEN) et la jurisprudence ont quelque peu encadré ces procédures de retrait, notamment pour éviter les notifications abusives.]. D’autre part, même dans le cas où l’éditeur se voit demandé par son hébergeur s’il souhaite maintenir les contenus en ligne (s’exposant ainsi à de possibles poursuites), il est fort probable qu’il minimise les risques juridiques en cédant au retrait des contenus même lorsqu’il pense être dans son bon droit. C’est d’autant plus probable que les courts délais qui sont généralement accordés pour prendre une décision rendent difficile le recours à un conseil juridique. Mais surtout, comme nous l’avons déjà expliqué, le mécanisme de responsabilité allégée est perverti par des évolutions jurisprudentielles qui transforment les hébergeurs en véritables juges de l’expression sur Internet et renforcent l’incitation pour ces derniers à retirer des contenus sur simple notification de tiers.

Alors que le directeur de publication devait de par sa fonction de filtre mettre en balance le risque juridique lié à la publication d’une information sensible et les bénéfices (commerciaux ou « réputationnels ») qu’en retirerait sa rédaction, les hébergeurs n’obéissent pas à la même logique. Ils sont bien davantage enclins à faire valoir leur propre sécurité juridique sur l’intérêt de leurs utilisateurs à publier telle ou telle information. Il en résulte que, dans les faits, la liberté d’expression des locuteurs professionnels est aujourd’hui probablement mieux défendue que celle des locuteurs amateurs, quand bien même ils ne sont tenus à aucune règle déontologique. Le mécanisme qui découle du régime de responsabilité allégée est donc de ce point de vue insatisfaisant.

Plutôt que de mettre l’hébergeur ou le créateur du site au premier plan de la régulation des contenus en ligne, le droit ne devrait-il pas faire de l’auteur des propos le responsable en premier ressort ? Si l’on accepte de reconnaître les transformations de notre écosystème informationnel, il semble plus pertinent de considérer l’hébergeur ou l’éditeur d’un site participatif comme le gérant d’un « café ». Dès lors, il paraît disproportionné de les poursuivre pour des propos tenus par leurs « clients », et ce d’autant plus que comme nous le rappelions dans le post précédent, l’hébergeur n’est pas compétent pour juger de la légalité d’un contenu (le Conseil constitutionnel  a eu l’occasion de le souligner dans sa décision sur la LCEN, lorsqu’il écrit que « la caractérisation d’un message illicite peut se révéler délicate, même pour un juriste »).

Sortir Internet du droit des médias

Internet a induit une mutation importante de la communication publique, et nos sociétés cherchent encore les règles juridiques adaptées à ce nouveau moyen de communication.

Le régime de responsabilité allégée constitue à n’en pas douter un progrès important car après tout, le législateur aurait pu décider d’appliquer un régime de responsabilité directement issu du droit des médias en imposant à l’hébergeur le contrôle préalable des messages publiés. En France, l’extension de ce régime aux éditeurs de sites participatifs depuis 2009 représente également un progrès notable[7. Dans la loi HADOPI du 12 juin 2009, le législateur a étendu le régime de responsabilité limitée aux éditeurs de sites participatifs: « Lorsqu’une infraction résulte du contenu adressé par un internaute à un service de communication au public en ligne, mis par le service à disposition du public, dans un espace de contribution personnel identifié comme tel, le directeur de la publication n’est pas responsable, sauf s’il est établi qu’il avait connaissance du caractère illicite du message ». Article 93-3 modifié de la loi n°82-652 du 29 juillet 1982 sur la communication audiovisuelle.].

Cela étant, comme nous l’avons vu, la mise en œuvre de ce régime n’est pas sans poser certains problèmes du point de vue de la liberté d’expression, notamment du fait d’évolutions jurisprudentielles qui semblent contourner l’esprit de la loi. Cette dernière, sans doute imprécise, voire incomplète, doit manifestement évoluer pour être plus protectrice de la liberté des citoyens qui s’expriment en ligne (voir les propositions de La Quadrature du Net à ce sujet).

Cependant, la difficile transposition du droit des médias aux logiques techniques et sociales qui caractérisent Internet montre la nécessité d’une remise en cause plus profonde. La logique même du droit des médias, qui cherche à policer et à contraindre le discours public est-elle encore d’actualité ?