Après un premier post sur la censure de la presse au XIXè siècle, intéressons nous maintenant au contrôle politique des moyens de communication de masse qui ont marqué le XXème sicèle: la radio et la télévision…
En juin 1899, trois ans après avoir déposé un premier brevet de radio-électricité, Guglielmo Marconi établit une première liaison radio entre l’Angleterre et la France. Un message en l’honneur d’Édouard Branly, inventeur du cohéreur – un composant essentiel à réception radio – est ainsi transmis d’une rive de la Manche à l’autre. Cette technique de communication révolutionnaire est relativement simple : chaque message est émis sur une fréquence radioélectrique donnée. Le récepteur peut alors, selon la fréquence de réception choisie, passer aisément d’un message à l’autre.
Il s’agit d’une technologie très flexible, et qui peut permettre une grande variété d’applications. De la communication point-à-point ou de la communication point-multipoint, locale ou longue distance, de nombreuses applications et schémas organisationnels sont ainsi possibles. Pourtant, même si de nouvelles formes communicationnelles nouvelles se développent avec la radio, puis la télévision, ces deux moyens de communication resteront pour l’essentiel soumis à un contrôle politique fort, y compris dans les démocraties libérales.
La mise en place du monopole d’État sur la radiodiffusion en France
En France, le contrôle exercé par l’État sur ce nouveau mode de communication va ainsi en faire, dans une large mesure, l’instrument du pouvoir politique en place. Dans ces conditions, la délibération caractéristique de l’espace public reste largement contrainte dans l’univers radiophonique. La dissidence n’est pas permise, ou alors, uniquement dans des périodes exceptionnelles, comme le suggère l’illustre rôle joué par Radio-Londres durant la deuxième Guerre mondiale.
La radio est née sous le régime du monopole,1 et ce tout naturellement puisqu’il s’agit du régime applicable à tous les moyens de correspondance depuis Louis XI. Ainsi, en 1793, le monopole est établi sur le service postal, puis sur le télégraphe suite à une loi promulguée le 2 mai 1837. Cette dernière interdit la transmission de signaux d’un lieu à un autre, et ce « par tout moyen ». Lors du débat qui précède le vote de cette loi à la Chambre des députés, le comte de Montalivet, alors ministre de l’Intérieur entend défendre la sûreté de l’ État lorsqu’il déclare :
« Nous serions heureux de pouvoir sans péril étendre à tout le monde les facilités que le télégraphe présente au gouvernement », précisant toutefois : « Vous penserez avec nous que de tels avantages doivent être réservés au gouvernement. Les privilèges dont il jouit ne sont pas des privilèges, car le gouvernement, c’est tout le monde, et l’ont peut dire sans paradoxe que le seul moyen d’empêcher le monopole, c’est de l’attribuer au gouvernement ».
Si l’on accepte la conception habermassienne selon laquelle c’est la délibération au sein de la société civile qui permet la légitimation des institutions politiques, ce raccourci selon lequel « le gouvernement, c’est tout le monde », a de quoi surprendre.2 Et pourtant, force est de constater que c’est cette conception qui servira de justification au contrôle de l’État sur la radiodiffusion, puis la télédiffusion.
C’est ainsi qu’en 1923 le monopole d’État touche les signaux radioélectriques de toute nature, même si jusqu’en 1939 certaines dérogations sont accordées à une douzaine d’opérateurs liés aux publicitaires, aux groupes de presse ou aux constructeurs de matériels. En raison de leur collaboration avec l’occupant, toutes les concessions seront toutefois retirées en mars 1945 et le monopole d’État réaffirmé sur les réseaux de communication – dont 95% a été détruit pendant la guerre – ainsi que sur la production et la diffusion de programmes. La radiodiffusion devient une fonction dévolue à l’administration.
Les justifications d’un monopole d’État dans la démocratie française de l’après-Guerre
Dans les mois et années qui suivent la Libération, l’utilisation de la radio comme porte-voix du gouvernement français est largement assumée par le personnel politique. Son directeur, l’ancien résistant socialiste Jean Guignette, déclare ainsi en décembre 1944 que « la radio est une arme d’action, de persuasion, de prestige. Et cela lui impose le devoir de chercher systématiquement la qualité, la cohérence, l’unité sans fissure des doctrines et des formules de ralliement »3.
Dans les premiers temps, cela se justifie par le contexte géopolitique, qui impose à la France d’apparaître forte et soudée afin de consolider sa position face aux alliés. Cette position délicate ne saurait donc supporter la mise en scène radiophonique du débat politique. Mais le rejet de toute controverse s’accentue encore un peu plus à partir de 1947, avec la fin du tripartisme entre communistes, socialistes et démocrates-chrétiens qui avait permis jusque-là à des personnes d’horizons politiques variés de se succéder au micro.
Le Président du Conseil, le socialiste Paul Ramadier, multiplie alors les déclarations contre les communistes et toutes les émissions un tant soit peu critiques du gouvernement, telles que La Tribune des journalistes parlementaires, sont suspendues, le contrôle de l’information se faisant particulièrement sensible lors des périodes électorales. Et les mêmes discours demeurent. Comme en écho aux propos tenus sous la Monarchie de Juillet pour justifier le contrôle de l’État sur la télégraphie, François Mitterrand, alors secrétaire d’État à la présidence du Conseil, entend asseoir la légitimité du gouvernement à user de la radio comme « la voix de la France » : « Parmi ceux qui ont autorité pour parler aux pays et au monde, les premiers ne sont-ils pas, normalement, ceux qui représentent nos institutions démocratiques? », demande-t-il aux députés lors d’une séance à l’Assemblée nationale en juillet 1949. Le gouvernement de Guy Mollet justifiera une nouvelle suspension de La Tribune des journalistes parlementaires au travers d’une directive gouvernementale publiée en mars 1956 :
« La revue de presse fait une place trop large à la critique dans un moment où le gouvernement a besoin pour agir, dans le cadre des pleins pouvoirs qui lui sont accordés, du plus grand soutien possible de l’opinion publique ».
Le contrôle de la radio-télévision est donc parti pour s’inscrire dans la durée, sans que jamais la liberté d’expression ou le pluralisme de l’information ne soient placés au cœur du débat politique.
Certes, en 1959, une des première réformes du gouvernement gaulliste sera de sortir la radio et la télévision du giron de l’administration, en l’organisant comme d’autres services publics sous la forme d’un établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC). Toutefois, le contrôle politique demeure puisque le directeur général et les membres représentant l’État au Conseil d’administration sont soumis au pouvoir discrétionnaire de l’exécutif. Pour le Général De Gaulle, qui comprend parfaitement le pouvoir de « la petite lucarne », la télévision doit notamment servir à répondre aux critiques assénées par l’opposition, et la réorganisation de l’audiovisuel public en 1964 avec la création de l’Office de Radiodiffusion Télévision française (ORTF) n’apporte aucune avancée du point de vue de la liberté de communication. Quant aux premières tentatives de libéralisation souhaitée par le Premier ministre Jacques Chaban Delmas, elles sont vite démenties par Georges Pompidou, qui rappelle que « l’ORTF, c’est la voix de la France », pensant ainsi justifier l’absence de journalistes issus de l’opposition dans le service public de l’audiovisuel.
Survivance du contrôle politique dans un paysage audiovisuel libéralisé
Même lorsque la libéralisation sera entamée, avec la loi du 29 juillet 1982 promise par François Mitterrand lors de la campagne présidentielle, la télévision et la radio vont rester structurellement soumises à l’influence du pouvoir politique en place: le passage du monopole à un régime d’autorisation administrative, justifié notamment par la rareté de la ressource en fréquences radioélectriques, fournit en effet les conditions pour des pressions en tout genre.
Sans revenir sur le limogeage récent de deux humoristes des antennes de Radio France4 ou sur les débats législatifs de la réforme de l’audiovisuel public de 2009 (et la prérogative retrouvée du Chef de l’État pour décider de la nomination des présidents de France Télévision et de Radio France), les exemples de pressions soupçonnées ou avérées sont nombreux.
Ainsi, au lendemain de la libéralisation, en 1985, c’est l’exécutif qui est maître de l’allocation des concessions de service public accordées aux opérateurs privés. Silvio Berlusconi, à la tête de Mediaset, se montre intéressé par l’une d’entre elle et affiche en outre des sympathies socialistes. Il convainc François Mitterrand, qui redoute de se retrouver dans l’opposition à l’occasion des élections législatives de 1986, de lui accorder une de ces concessions afin de construire un pôle de télévision de l’Europe du Sud sociale démocrate, contre celui de l’Europe du Nord, plutôt démocrate-chrétienne et conservatrice. La concession lui sera accordée et La Cinq – première chaîne de télévision française généraliste commerciale privée et gratuite – commencera à émettre le jeudi 20 février 1986.5
Historiquement, la radio et la télévision n’ont jamais pu s’émanciper totalement du pouvoir politique, d’où des débats récurrents sur leur indépendance, et ce jusqu’à aujourd’hui. Ce qui fait porter à l’historien Joseph Rovan ce jugement sévère pour expliquer les rapports entre pouvoir et audiovisuel : « les Français sont incapables de vivre avec la liberté »6.
De la censure de la presse au XIXè siècle aux rapports parfois douteux entre pouvoir politique et médias aujourd’hui, l’environnement informationnel subit de manière récurrente des pressions de la part de ceux qui sont au cœur du système politique et qui cherchent ainsi à « fabriquer le consentement », selon l’expression du linguiste américain Noam Chomsky. Quelles que soient les justifications de ce contrôle du politique, force est de constater qu’il est largement insatisfaisant si l’on s’en tient à la conception selon laquelle la sphère publique doit servir au contrôle et à la légitimation des institutions par le corps citoyen. En ne sachant pas mettre fin à ce contrôle qui inverse la logique présidant au fonctionnement de la sphère publique, nos sociétés se sont privées de l’élargissement du débat politique à des questions jusque là ignorées. Elle ont ainsi échoué à encourager la diversité de l’environnement informationnel ainsi que l’autonomie des citoyens.
.. Jusqu’à Internet ??
Notes:
1 Sylvie Blum, 1984, « La télévision ordinaire du pouvoir », Réseaux, vol. 2, n° 9, pp. 23-57.
2 Cette affirmation est d’autant plus abusive qu’elle survient dans un régime politique fondé sur le suffrage censitaire.
3 Cité dans Hélène Eck, 1991, « Radio, culture et démocratie en France : une ambition mort-née (1944-1949) », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, vol. 30, pp. 55-67
4 Daniel Psenny, 25 juin 2010, « Le licenciement de deux humoristes provoque une vive émotion à France Inter », Le Monde.
5 Jérôme Bourdon, 1994, Haute fidélité. Pouvoir et télévision. 1935-1994, Paris, Seuil, pp. 266-267.
6 Ces propos ont été tenus lors d’un colloque universitaire organisé en 1972 sur la télévision française. Ils sont rapporté dans la recension suivante : Texier Jean-Clément, 1975, « O.R.T.F., l’Agonie du monopole », de H. Mercillon », Communication et langages, vol. 25, n° 1, p. 122-123.