Mardi 7 décembre, je représentais La Quadrature du Net au diner du club parlementaire du numérique, où la présidente de la Hadopi, Marie-Françoise Marais, son secrétaire général, Éric Walter, étaient venus expliquer à quelques députés et sénateurs l’avancée de leurs travaux.
Une opération séduction face à des parlementaires inquiets
Le député Jean Dionis du Séjour, en introduction de la soirée, a fait état de ses inquiétudes – partagées par nombre de ses collèges – sur le fonctionnement de la Hadopi. Et de dénoncer le fait que des missions de police (la constatation d’infractions et la récolte de preuves) soient confiées à des acteurs privés, l’absence de valeur probante des relevés d’adresses IP, la volonté illusoire de sécuriser les connexions Internet pour empêcher les échanges d’œuvres sur le réseau, ou encore le coût du dispositif pour le contribuable et les fournisseurs d’accès Internet.
La présidente Marais ainsi que Monsieur Walter ont tenté une heure durant de rassurer sur ces différents points, détaillant les différents étages de la véritable usine a gaz répressive qu’est la Hadopi. Ce fut relativement technique, ennuyeux, et frustrant. Car dans cette atmosphère feutrée, à entendre les deux représentants de la Hadopi, on aurait pu en venir à croire que la vision passéiste du droit d’auteur dont la Haute Autorité est l’émanation fait l’objet d’un certain consensus.
Après les avoir patiemment écouté, j’ai donc eu envie de rappeler à quel point le droit d’auteur est aujourd’hui inadapté aux nouvelles pratiques culturelles. J’ai d’abord rapidement répondu à Jacques Toubon, ancien ministre de la culture et parlementaire européen jusqu’en 2009, qui avait critiqué lors de sa prise de parole le bien fondé de la décision du Conseil constitutionnel en date du 10 juin 2009. Selon lui, le Conseil se serait « planté » en mettant en équivalence l’accès à Internet et le droit fondamental et la liberté d’expression et de communication, garantie par l’article XI de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen. J’ai donc voulu dire à quel point j’étais choqué de l’entendre faire cette déclaration, rappelant qu’Internet était justement le premier outil véritablement capable de démocratiser l’exercice de la liberté d’expression, en faisant entrer les individus qui composent « les masses » dans l’espace public.
Ensuite, j’ai donc tenté d’expliquer que le droit d’auteur devait changer, que ses modalités d’application sont le fruit d’un équilibre fragile que l’évolution des techniques et des pratiques sociales remettent constamment en cause. Je voulais dire ceci : le droit d’auteur ne peut être que dynamique, et la loi Hadopi vise malheureusement à figer les modèles économiques et les pratiques sociales à l’ère industrielle. En fait, inexpérimenté à la prise de parole publique, et surtout surpris qu’on puisse me couper la parole alors que les intervenants avant moi avaient eu tout le temps nécessaire à leurs brefs exposés, je n’ai pas eu le temps d’en dire beaucoup. C’est pour cela que je voudrais prendre le temps de présenter mon propos rapidement ici.
Les fondements des droits du public en droit d’auteur
Le droit d’auteur est un équilibre entre les droits des créateurs et ceux du public. Répondant à mon intervention, Éric Walter a suggéré que le droit d’auteur n’incluait pas les droits du public. À ses côtés, Marie-Françoise Marais, ancienne juge spécialiste du droit d’auteur à la Cour de Cassation, acquiesça. Sur le plan de la philosophie du droit d’auteur, il leur suffit pourtant de relire le discours d’Isaac Le Chapelier en 1791, lors du vote de la loi consacrant le droit de reproduction :
« La plus sacrée, la plus légitime, la plus inattaquable, et, si je puis parler ainsi, la plus personnelle de toutes les propriétés, est l’ouvrage fruit de la pensée d’un écrivain ; c’est une propriété d’un genre tout différent des autres propriétés. Lorsqu’un auteur fait imprimer un ouvrage ou représenter une pièce, il les livre au public, qui s’en empare quand ils sont bons, qui les lit, qui les apprend, qui les répète, qui s’en pénètre et qui en fait sa propriété. » Il ajoute que le droit de l’auteur de « disposer de l’ouvrage » doit être vu comme une « « exception », [car] un ouvrage publié est de sa nature une propriété publique. »
Sur le plan juridique, l’article 27 de la déclaration universelle des droits de l’homme met également en balance les droits des créateurs et ceux du public, en insistant sur le droit de chacun à participer à la vie artistique, et donc à accéder à la culture. Formellement, les droits du public se présentent sous forme d’exceptions aux droits exclusifs des artistes et des producteurs. Il n’en reste pas moins que la citation, la caricature, la pastiche, la copie privée et autres exceptions au droit d’auteur sont autant de droits accordés au public au nom de la liberté d’expression et du rôle de la culture dans l’espace public.
Le recul des droits du public à l’ère numérique
Et pourtant, depuis près de 20 ans et la démocratisation des technologies numériques, le droit a favorisé les ayants droit au détriment du public, en tentant vainement de protéger le monopole sur la copie dont jouissent les entreprises de la culture et des médias. Pour pérenniser des modèles économiques fondés sur la vente de copies d’œuvres culturelles, le droit a été systématiquement aménagé pour lutter contre la faculté de copier des « consommateurs ». Dans cette conception, le public n’est qu’un récepteur passif, au bout de la chaîne économique de la production culturelle. Cette contre-réaction débuta avec la protection en droit international des « verrous numériques » (ou Digital Rights Management »), qui rendent impossible la copie des fichiers numériques (traité OMPI de 1996). Des campagnes de communication dénonçant les pirates furent également mises en œuvre. En Europe, la directive IPRED de 2004 harmonisa les procédures d’identification des internautes (les ayants droit ont ainsi pu obtenir par injonction judiciaire l’identification des abonnés dont l’adresse a été relevée sur les réseaux d’échanges d’œuvres artistiques). Après l’échec de ces tentatives d’empêcher la copie grâce aux DRMs ou de traîner les « pirates » devant des tribunaux, les dispositifs de riposte graduée aujourd’hui débattus ou mis en place visent à exclure d’Internet certains citoyens, et à recourir à une justice expéditive pour les faire condamner.
Non seulement, les droits du publics n’ont pas été élargis, mais ils ont subi un recul inquétant. Ce recul est imputable pour partie au développement rapide des licences d’utilisation attachées aux œuvres culturelles sous format numérique, et qui interdisent certains usages parfaitement légaux, tels que la copie privée, le prêt, l’échange ou la revente. Mais il est également du à certaines évolutions jurisprudentielles. Ainsi, il ne faut pas s’étonner que Madame Marais ignore les droits du public. Magistrate à la Cour de cassation, elle fut à l’origine d’une décision très largement critiquée qui instrumentalisa le droit communautaire pour refuser le bénéfice de l’exception pour copie privée à un individu qui souhaitait contourner des DRMs pour, justement, exercer son droit à la copie privée. Ce type de dérives a d’ailleurs conduit d’éminents juristes à critiquer une application irraisonnée du « test en trois étapes » (l’instrument international encadrant la création des exceptions par les législateurs nationaux).
Les vertus de l’extension des droits du public
À l’ère numérique, plutôt que l’extension des droits des créateurs et des producteurs, c’est le contraire qui aurait du se produire. Les droits conférés au public auraient du être élargis. Trop de temps a été perdu. Il est urgent de garantir à chaque individu la liberté d’utiliser les technologies numériques pour copier et diffuser des œuvres, en raison des progrès permis par de telles pratiques : un accès facilité aux œuvres, la possibilité de composer des œuvres originales dérivées d’œuvres existantes (remix), des phénomènes de collaboration, d’échanges et de dialogue autour des artistes et de leurs œuvres, une diversité culturelle accrue sur les plateformes collaboratives de diffusion… Toutes ces avancées sont permises par une désintermédiation de l’économie culturelle, les intermédiaires que sont les distributeurs et les promoteurs perdant leur monopole dans la diffusion de la culture.
Croire aujourd’hui que le modèle hérité de l’ère industrielle, fondé pratiquement exclusivement sur des mécanismes propriétaires, est le mieux à même de servir le développement de la culture, c’est faire preuve d’un manque de discernement. Ou bien un manque d’imagination. Car en fait, les promoteurs de la loi Hadopi n’ont sans doute jamais réfléchi sérieusement à la manière dont le financement de la création pouvait être pris en charge par la collectivité autrement que par l’instauration de mécanismes de marché. En France, les pouvoirs publics ont pourtant conçu des mécanismes de financement innovants pour le cinéma, et ceux-ci contribuent pour une part importante aux budgets de production sans pour autant être fondés sur un échange économique entre un créateur/producteur et un public/consommateur. Ce sont ces modes de financement là qui font que la situation du cinéma français, porteur d’une certaine diversité culturelle (comme le reconnaissait d’ailleurs Jaques Toubon), est enviée ailleurs en Europe et dans le monde. Aussi faut-il imaginer des systèmes de financement similaires pour la musique, et c’est l’objet de propositions telles que celle de Philippe Aigrain, concepteur de la Contribution Créative.
Je n’ai pas eu le temps d’en arriver là… J’avais parlé trente secondes et j’en étais à décrire certaines des nouvelles pratiques culturelles en ligne lorsque Jacques Toubon m’a interrompu en criant : « Mais Internet, c’est pas le monde des bisounours ! » Soit. Il est toutefois des réalités techniques et sociologiques que le politique ne doit pas ignorer, et auxquelles il doit s’intéresser s’il veut être en mesure de mettre en œuvre des politiques publiques adaptées. Je n’ai pourtant pas eu l’impression de verser dans la caricature. J’ai simplement fait état des pratiques culturelles qui sont les miennes, et celles que j’observe tout autour de moi. Pratiques qui ne sont peut être pas encore dominantes, mais qui ont une importance grandissante, et autour desquelles doit se construire le droit d’auteur de demain.
L’acceptation sociale du droit d’auteur
Bref. Tout cela pour dire à monsieur Walter, qui avait longuement présenté les labs de la Hadopi comme un espace de réflexion autour des pratiques culturelles en ligne, qu’il aurait mieux valu comprendre avant de réprimer. Et que le fait que la Hadopi héberge ces espaces de réflexion qui se veulent ouverts est en soi un contresens.
Le droit doit s’adapter à des pratiques légitimes, porteuses de progrès social. Autrement, il apparaîtra justement comme illégitime aux yeux des individus qu’il est sensé « réguler ». Et il ne pourra pas s’appliquer. Dans l’espace immatériel et sans frontière qu’est Internet, la volonté régalienne des États ne peut avoir prise sur la société que si elle opère avec elle et non contre elle. C’est le problème évident des tentatives actuelles visant à réduire WikiLeaks au silence (ou comment censurer un site lorsque 80% des ingénieurs qui « font » l’Internet lui apporte son soutien…). C’est également le problème de la Hadopi, et l’une des raisons majeures de son échec annoncé. L’exigence sociale de lois justes et équilibrées n’a sans doute jamais été aussi forte que dans la société en réseau.