Dès les premiers débats autour de la régulation d’Internet, dans les années 1990, les législateurs et les juges se sont heurtés à une question fondamentale : de quel régime juridique Internet doit-il relever ? De celui de la presse, du téléphone, de l’audiovisuel ? Ou faut-il lui appliquer un autre droit ? Une question encore d’actualité, notamment en France avec les projets d’extension des compétences du CSA à Internet, ou la remise en cause des garanties procédurales attachées à la loi sur la presse de 1881 afin de l’adapter à Internet (il y a quelques mois, Manuel Valls, affirmait sans ambages que « la question est posée aujourd’hui, compte tenu de la force de frappe d’Internet et son influence sur les citoyens, de savoir si la répression de tels délits relève encore de cette législation »).
Dans le livre Technologies of Freedom, publié en 1983, l’américain Ithiel de Sola Pool, alors professeur en sciences politiques au MIT, soulevait déjà ce problème et, à l’issue d’une étude magistrale, tirait la sonnette d’alarme. Retraçant l’histoire du droit de la communication aux États-Unis et la confrontant à la révolution numérique alors en gestation, il mettait en garde contre le risque de voir le Premier amendement à la constitution américaine et la liberté d’expression qu’il protège jetés aux poubelles de l’histoire, en étant confinés à la presse papier.
Au gré des chapitres, il mettait ainsi en évidence la manière dont les garanties juridiques offertes aux imprimeries et aux journaux en la matière ont été, à chaque innovation technique, battues en brèche par les pouvoirs publics. Dans le cas des postes, du télégraphe puis du téléphone, c’est le monopole exercé par le gestionnaire du réseau qui avait d’abord justifié l’intervention du régulateur, dans le but premier d’éviter des abus de position dominante, mais en imposant au passage certaines restrictions de liberté dérogatoires au régime applicable à la presse. Dans le domaine de la radio ou de la télévision, c’est l’argument de la rareté de la ressource hertzienne et la nécessité d’éviter les interférences qui fut invoqué pour limiter le nombre d’émetteurs et soumettre la diffusion de programmes à une régulation des contenus qui aurait été jugée tout-à-fait inconstitutionnelle si elle avait été appliquée à la presse.
Or, au moment où Ithiel de Sola Pool écrit, au début des années 1980 aux États-Unis, la « convergence » numérique est en marche (le terme de convergence est pour la première fois utilisé par l’auteur pour désigner le regroupement de différents services auparavant distincts sur les mêmes réseaux). Une mutation qui est sur le point de bouleverser l’édifice juridique échafaudé par strates depuis près de deux cents ans. Le secteur audiovisuel est ainsi chamboulé par l’arrivée des câblo-opérateurs qui déploient leurs infrastructures en parallèle des réseaux téléphoniques et hertziens afin d’offrir l’accès à des bouquets de programmes télévisés et à des services de vidéos à la demande. Quant au monopole privé dont jouit l’opérateur téléphonique AT&T, il est en train d’être démantelé, et l’entreprise est déjà dans l’obligation de permettre l’accès à son infrastructure à des opérateurs alternatifs pour que ces derniers puissent établir les premiers réseaux commerciaux de données numériques. La convergence numérique semble donc annonciatrice de la fin des monopoles et de l’entrée dans une ère de l’abondance des ressources communicationnelles.
En parallèle de la convergence des réseaux, une autre révolution se prépare : celle de l’informatique personnelle connectée. L’ordinateur, écrit Sola Pool, est appelé à devenir « l’imprimerie du vingt-et-unième siècle ». S’il n’utilise jamais le mot « Internet » – ce dernier vient à peine d’être créé au moment où est publié son ouvrage –, il propose néanmoins une analyse prospective d’une impressionnante justesse sur les enjeux juridiques qu’il va bientôt soulever.
L’auteur est convaincu que les réseaux informatiques et la convergence numérique font entrer la liberté d’expression dans une nouvelle ère : « Electronic media, as they are coming to be, are dispersed in use and abundant in supply. They allow for more knowledge, easier access, freer speech than were ever enjoyed before. They fit the free practice of print » (p. 253). Mais il craint que l’histoire ne se répète, obérant le potentiel démocratique de ces innovations techniques :
Freedom is fostered when the means of communication are dispersed, decentralized, and easily available, as are printing presses and microcomputers. Central control is more likely when the means of communication are concentrated, monopolized, and scarce, as are great networks. But the relationship between technology and institutions is not simple or unidirectional, nor are the effects immediate. Institutions that evolve in response to one technological environment persist and to some degree are later imposed on what may be a changed technology. (p. 5)
Le risque est donc de voir la réglementation dérogatoire qui caractérise la téléphonie, la radio ou la télévision être étendue aux réseaux d’ordinateurs, pérennisant les restrictions de liberté au nom de la poursuite de l’intérêt général, et ce alors même que les justifications qui ont présidé à l’avènement de ces régimes spéciaux n’ont plus lieu d’être.
Afin que la révolution numérique puisse tenir ses promesses, cette résilience juridique et institutionnelle doit donc être conjurée. Pour que le Premier amendement survive aux bouleversements technologiques en cours, pour que les principes démocratiques sur lesquels il se fonde soient préservés dans l’environnement numérique, le droit doit changer. Et pour cela, des batailles politiques devront être menées. Contre les discours déterministes qui, déjà, émanaient des apôtres de l’informatique connectée, Sola Pool rappelait que la technique seule ne suffirait pas :
The characteristics of media shape what is done with them, so one might anticipate that these technologies of freedom will overwhelm all attempts to control them. Technology, however, shapes the structure of the battle, but not every outcome. While the printing press was without doubt the foundation of modern democracy, the response to the flood of publishing that it brought forth has been censorship as often as press freedom. In some times and places the even more capacious new media will open wider the floodgates for discourse, but in other times and places, in fear of that flood, attemps will be made to shut the gates. (p. 251)
Dans les dernières pages de son livre, Ithiel de Sola Pool propose donc une série de principes devant guider les réformes à venir dans le secteur des médias et des télécoms. D’abord, pour garantir les fondements du Premier amendement, à savoir la liberté pour chacun de publier sans censure ni autorisation préalables, et ce quelque soit le moyen de communication utilisé :
(…) The First Amendment applies fully to all media. It applies to the function of communication, not just to the media that existed in the eighteenth century. It applies to the electronic media as much as the print ones. Second, anyone may publish at will. The core of the first amendment is that government may not prohibit anyone from publishing. There may be no licensing, no scrutiny of who may produce or sell publications or informations in any form. Third, enforcement of the law must be after the fact, not by prior restraint. In the history of communications law, this principle has been fundamental. Libel, obscenity, and eavesdropping are punishable, but prior review is anathema. In the elctronic media this has not been so, but it should be. (p. 246)
Il mettait aussi en garde contre toute régulation extra-judiciaire des contenus des communications, que ce soit par l’autorité administrative ou par les gestionnaires d’infrastructures – ceux qu’on appellera plus tard les « intermédiaires techniques » :
(…) Bottlenecks should not be used to extend control. Rules on undeliverable mail have been used to control obscene content. Cablecasting, in which there is no spectrum shortage, has been regulated by the FCC as ancillary to broadcasting. Telegraph companies have sought to control news services, and cable franchises have sought to control the programs on the cable. Under the First Amendment, no government imposition on a carrier should pass muster if it is motivated by concerns beyond common carriage, any more than the carriers should be allowed to use its service to control its customers. (p. 248-249)
Il prône par ailleurs une réforme des télécommunications visant à promouvoir l’interconnexion des réseaux informatiques, afin de décentraliser au maximum l’architecture technique. Défendant également une régulation du marché pour encadrer les pratiques des opérateurs en position dominante, il appelle à faire en sorte que ces derniers ne puissent se livrer à des pratiques discriminatoires, notamment dans la transmission des flux d’informations. Il anticipe ainsi les débats à venir sur la « neutralité du Net » :
Universal interconnection implies both adherence to technical standards, without which interconnection can be difficult, and a firm recognition of the right to interconnect (…). An argument in favor of general interconnectivity is that it facilitates market entry by new or small carriers. It also makes universal service easier. (p. 247)
Government and common carriers should be blind to circuit use (…). What customers transmit on the carrier is no affair of the carrier. (p. 248)
Enfin, l’auteur préconise une réforme du droit d’auteur, et ce afin d’éviter que les règles issues des médias traditionnels ne viennent inhiber la libre circulation des œuvres sur les réseaux. L’enjeu, explique-t-il, est de faire en sorte que le droit d’auteur ne se retourne pas contre sa raison d’être, à savoir l’encouragement à la création culturelle et scientifique ainsi qu’à sa diffusion :
(…) For electronic publishing, copyright enforcement must be adapted to the technology. This exceptional control on communication is specifically allowed by the Constitution as a means of aiding dissemination, not restricting it. Copyright is temporary and requires publication. It was designed for the specific technology of the printing press. It is in its present form ill adapted to the new technologies. The objective of copyright is beyond dispute. Intellectual effort needs compensation. Without it, effort will wither. But to apply a print scheme of compensation to the fluid dialogue of interactive electronic publishing will not succeed. Given modern technologies, there is no conceivable way that individual copies can be effectively protected from reproduction when they are already either on a sheet of paper or in a computer’s memory. The task is to design new forms of market organization that will provide compensation and the same time reflect the character of the new technology. (p. 249)
Pour ce faire, il invite à repenser l’économie de la culture. Devançant de quinze ans les thèses développées par des économistes comme Jeremy Rifkin, il estime que, plutôt que de fonctionner sur le modèle de l’échange de biens soumis à des titres de propriétés, l’économie de la culture devra évoluer vers le modèle de l’abonnement, fondé sur le libre accès aux aux œuvres et le développement de services à valeur ajoutée. Toute solution au problème de l’adaptation du droit d’auteur à l’ère numérique devra reposer sur la reconnaissance des pratiques sociales qui entourent la circulation des œuvres, et donc dans une mise en cohérence du droit et de normes sociales transformées par la technique :
A workable copyright system is never enacted by law alone. Rather, it evolved as a social system, which may be bolstered by law. The book and music royalty systems that now exist are very different from each other, reflecting the different structures of the industries. What the law does is to put sanctions behind what the parties already consider right. So too with electronic publishing on computer networks, a normative system must grow out of actual patterns of work. The law may then lend support to those norms. (p. 249)
Trente ans plus tard, son analyse – restée méconnue en France – revêt un caractère prophétique. Les plus importantes controverses qui agitent le droit de l’Internet ont surgit exactement là où il s’attendait à les trouver. Surtout, l’essentiel de ses inquiétudes restent d’une brûlante actualité, alors que se décide petit à petit le régime juridique applicable au réseau et que se dessine le futur de la liberté d’expression.