En introduction à cette série de posts sur les médias traditionnels
Si l’on souhaite mesurer la contribution d’Internet aux systèmes politiques, il importe de comprendre dans quel environnement informationnel celui-ci surgit. Internet n’est en aucun cas un réseau de communication idéal permettant l’avènement d’une utopie politique. Il ne s’agit pas non plus de nier l’importance des médias traditionnels dans le processus de démocratisation dans les sociétés modernes. Il semble néanmoins incontestable que les pratiques communicationnelles engendrées par Internet soient extrêmement prometteuses, en particulier si l’on veut bien être attentif aux déficiences démocratiques structurelles des moyens de communication qui l’ont précédé. Ces déficiences, que nous proposons de présenter rapidement dans une série de posts consacrés à l’histoire des médias traditionnels, s’expliquent par le contrôle par le pouvoir politique d’une part, et les conditions économiques entourant la production de l’information d’autre part. C
ette étude devra nous amener à comprendre que, en raison de réglementations et choix politiques, les potentialités démocratiques des médias traditionnels n’ont pu être entièrement réalisées. C’est d’ailleurs le thème du dernier ouvrage de Tim Wu, juriste américain à l’origine du concept de neutralité du Net, The Master Switch (fiche de lecture à venir !).
Il ne s’agit pas de dresser la liste de toutes les contraintes techniques, économiques ou juridiques, qui peuvent constituer des obstacles à la délibération et à la sélection des informations pertinentes à la prise de décision politique. On se limitera ici à la description de grandes tendances qui devraient informer toute réflexion relative à la protection de la liberté de communication dans la société en réseau…
Des salons révolutionnaires à la censure de la presse au XIXè siècle
« La presse est un élément jadis ignoré, une force autrefois inconnue, introduite maintenant dans le monde, c’est la parole à l’état de foudre, c’est l’électricité sociale, pouvez-vous faire qu’elle n’existe pas, plus vous prétendrez la comprimer, plus l’explosion sera violente, il faut donc vous résoudre à vivre avec elle, comme vous vivez avec la machine à vapeur. »
Chateaubriand.1
Dans sa thèse d’État publiée en 1962, le philosophe allemand Jürgen Habermas tente à partir d’observations historiques de théoriser l’espace délibératif, qu’il désigne comme la « sphère publique »2. Dans cette « archéologie » de la sphère publique, il constate que, historiquement, un tel espace de discussion destiné à la critique de l’autorité publique a pu émerger lorsque les sociétés féodales entamaient leur déclin. À partir de la fin du XVIIIè siècle, grâce au développement des échanges commerciaux transfrontaliers, à l’apparition de la bourgeoisie marchande, et en raison des troubles religieux ayant marqué la période précédente, s’enclenche un phénomène d’automatisation des individus. Or, pour Habermas, au moment où apparaît cette « sphère publique bourgeoise » en opposition à l’absolutisme monarchique, à la fin du XVIIIè siècle, la presse – et plus spécifiquement la presse d’opinion – ainsi que l’édition et la représentation théâtrale occupent une fonction déterminante dans la critique de l’autorité, en permettant la circulation des informations d’intérêt public et, ce qui est encore plus déterminant, la circulation des idées et des opinions au sein de la société. Dans le cas de la presse, la fonction de l’éditeur consiste à organiser le débat public et à agir comme un vecteur de participation à la sphère publique pour la communautés de lecteurs, qui elle-même s’agrandit grâce aux progrès de l’alphabétisation au cours du XIXè siècle. Ce dynamisme de la communication et de la discussion publique se développe donc, accompagnant l’approfondissement démocratique des sociétés européennes durant cette même période.
La prolifération des clubs politiques est sans doute une conséquence directe du débat politique permis par la presse d’opinion. Habermas indique ainsi que les périodes révolutionnaires constituent un parfait exemple de la capacité de groupes politiques divers à utiliser la presse comme moyen d’expression de revendications politiques, et donc comme vecteur de participation à cette sphère publique. En France, c’est bien sûr le cas dans les années qui suivent la révolution de 1789, qui voient les différents courants politiques s’opposer directement par voie de presse. La lecture de certains billets publiés à l’époque3 permet de comprendre la notion d’argumentation rationnelle, « exacte, juste et sincère », telle que la promeut Habermas dans sa théorie de l’agir communicationnel. La vivacité et la qualité du débat politique sont saisissantes. De même, entre février et mai 1748, alors que Paris se remet de la deuxième révolution, on recense l’apparition de plus de 450 clubs politiques et 200 journaux directement engagés dans le débat public et cherchant à investir le nouvel espace politique permis par la chute de la monarchie de Juillet4. À chaque épisode semblable, cette relative diversité fait la richesse du débat et, dans une certaine mesure, favorise l’émergence progressive de l’État de droit, ainsi que la lente démocratisation de la société française.
Cependant, malgré le rôle éminent joué par la presse et le théâtre dans la diffusion des idées des Lumières, force est de constater que, pour une part, l’imprimerie et la représentation théâtrale constituent des moyens d’expression qui ne sont accessibles qu’à une partie restreinte de la population, et que d’autre part, rares sont les périodes où ces moyens de communication ne sont pas soumis à une régulation drastique de la part des pouvoirs publics5. La régulation préventive de l’exercice de la liberté d’expression et la soumission des écrits à un contrôle préalable par l’autorité administrative, constituent un facteur important de la limitation de la liberté de communication.
La censure avant 1789, syndrome de l’arbitraire
La censure – c’est-a-dire le contrôle politique et administratif des livres, journaux, dessins, pièces de théâtre préalablement à leur publication ou représentation – a une longue histoire. Avant même l’affirmation de la liberté d’expression et sa protection au travers des déclarations de droits, à la fin du XVIIIème siècle, la communication au public est systématiquement contrôlée a priori, pour prévenir tout trouble à l’ordre public.
Au XVIème siècle, dans un contexte marqué par la remise en cause de l’église catholique par la Réforme protestante, François Ier puis Charles IX mettent en place un régime d’une violence extrême, où le non respect des dispositions en vigueur est puni de la peine de mort, et ce malgré les premières prises de position en faveur de la liberté de la presse qui se font jour en Europe. C’est ainsi que, en 1573, le déiste Geoffroi Vallé est exécuté pour avoir tenu des « blasphèmes et propos erronés contre l’honneur de Dieu et de nôtre mère Sainte Eglise » dans son ouvrage contestataire La béatitude des chrétiens ou Le fléau de la foi, dans lequel il critique toutes les croyances de l’époque pour leur opposer « la Science, l’Intelligence et la Connaissance ».
Au grand regret des penseurs des Lumières, qui dénoncent cet état de fait, les listes d’œuvres prohibées et les bureaux nationaux de répression sont la règle dans l’Europe du XVIIIè siècle. L’Angleterre fait figure d’exception en optant pour un régime judiciaire, fondé sur une décision des tribunaux plutôt que sur la censure administrative et les pratiques policières6.
La modernité politique ou l’éternel retour de la censure
En France, bien que la Révolution de 1789 mette fin à la censure, tel que le réclamait les cahiers de doléances, et élève la liberté de communication au rang des droits de l’Homme, elle ne marque en aucun cas une rupture avec les pratiques passées. A partir de 1792, la guerre contre les armées européennes puis la mise en place du comité de Salut public en 1793 auront en effet raison de la liberté de la presse. En 1797, le conseil des Cinq-Cents décide ainsi que « les journaux et les autres feuilles périodiques sont mis pendant un an sous l’inspection de la police ». Sous l’Empire, le système se rationalise un peu plus : un censeur est imposé à chaque journal. Tout un symbole qui vient souligner l’inféodation de la presse au pouvoir politique et ce alors même que la censure n’est pas officiellement rétablie. Cela sera néanmoins chose faite avec le décret du 5 février 1810, qui régularise ce système et met en place un censeur officiel de l’Empire.7
Sous la Restauration, la censure est abrogée puis rétablie à de nombreuses reprise, faisant l’objet de vives contestations de la part d’auteurs qui prennent le risque de la critiquer. Elle entrainera la chute du régime, puisque les fameuses « maudites ordonnances » de 1830, qui mettent en place un régime de censure particulièrement violent, soulèvent un vent de contestation qui mènera à la Révolution de Juillet. Mais la Monarchie de Juillet déçoit elle aussi: alors que l’article 7 de la Charte de 1830 avait supprimé de l’ordre constitutionnel la référence aux lois « qui doivent réprimer les abus de [la] liberté » de la presse pour affirmer que « la censure ne pourra jamais être rétablie », tel est pourtant le cas en 1833 pour les ouvrages dramatiques et la mise en vente des dessins, gravures, lithographies et médailles.
De même sous la deuxième République, la liberté de la presse d’abord affirmée est vite remise en cause à mesure que le régime est contesté. Peu après son coup d’État du 18 décembre 1852, Louis Napoléon Bonaparte rétablit un contrôle total, fondé sur un régime d’autorisation préalable,8 accompagné de dispositions permettant la suspension ou la suppression administrative de titres de presse ou d’édition.
Au delà de la censure préventive, pendant tout le XIXè siècle, l’un des moyens de contrôler la circulation des idées – et notamment des idées socialistes ou issues du mouvement ouvrier – consiste à imposer le dépôt d’un cautionnement préalablement à la parution d’un titre. Plus cette taxe est forte, plus le coût de publication est élevé. En Angleterre, l’instrument fiscal n’est pas le cautionnement mais la taxation du papier, qui vise néanmoins au même objectif. Il ne s’agit plus d’un contrôle direct exercé sur la communication au public, mais une formalité administrative qui est loin d’être dépourvue d’effets pratiques.
La fin de la censure en matière de presse.
En 1833, lors d’un procès retentissant, Victor Hugo jette les bases d’un débat qui traversera tout le XIXè siècle – un débat qui nous rappelle combien il est temps que se tienne un vrai débat public sur la protection de la liberté d’expression sur Internet….
Alors que Paris se remet à peine des journées de Juillet qui ont mené au rétablissement de la monarchie parlementaire, des élans contestataires continuent de rythmer la vie de la capitale. Après une première représentation particulièrement tumultueuse9 de la pièce d’Hugo Le Roi s’amuse, à la Comédie-Française, le théâtre se voit contraint par le gouvernement de retirer la pièce de sa programmation. L’illustre auteur se retourne alors contre la direction, à qui il reproche de manquer à ses obligations contractuelles, et fait de son procès une véritable tribune politique. Défendu par Odilon Barrot, avocat mais aussi membre de la Chambre des Députés, Hugo profite de l’audience au tribunal de commerce pour prononcer un vibrant plaidoyer en faveur de la liberté d’expression, et appelle au vote d’une loi qui établirait un régime juridique répressif et non préventif en la matière, consacrant le rôle du pouvoir judiciaire pour sanctionner a posteriori les abus de la liberté d’expression, qu’il lie à la liberté de pensée :
« La liberté de la pensée, dans tous ses modes de publication, par le théâtre comme par la presse, par la chair comme par la tribune, c’est là, Messieurs, une des principales base de notre droit public. Sans doute, il faut pour chacun de ces modes de publication une loi organique, une loi répressive et non préventive, une loi de bonne foi, d’accord avec la loi fondamentale (…) ».10
Il faudra attendre des années pour que, après le passage de la loi libérale sur la presse du 11 juin 1868, qui écorne déjà le régime préventif et entraîne l’apparition de nombreux journaux hostiles à l’Empire, voire révolutionnaires, le débat soit définitivement tranché par la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Celle-ci met en place un régime répressif, a posteriori, pour lequel seuls les tribunaux sont compétents. Le régime de liberté est fondé sur une simple déclaration préalable, dont le rôle est de garantir la possibilité matérielle de poursuivre les infractions de presse. Quant au cautionnement, qui constitue avec l’autorisation préalable un pilier du contrôle de la presse par le pouvoir politique, il est également supprimé.
Certes, la loi prévoit de nombreuses infractions pénales qui sont autant de limites à la liberté d’expression, et celles-ci ont pu par la suites être étendues, mais la fin de la censure préventive a constitué sur le plan juridique une avancée conceptuelle immense. Malheureusement, même après 1871, la puissance publique va avoir tôt fait de rétablir un contrôle important sur les nouveaux moyens de communication qui se développent au début du XXè siècle. Cela sera l’objet de développements ultérieurs.
1 François-René de Chateaubriand, 1841, Mémoires d’outre-tombe, Gallimard, livre XXXII, chapitre 8.
2 Souvent traduit par « espace public », qui renvoie en français à une notion plus large.
3 Voir le récit de l’opposition entre les Jacobins et les Feuillants dans Augustin Challamel, 1895, Les clubs contre-révolutionnaires, cercles, comités, sociétés, salons, réunions, cafés, restaurants et librairies, L. Cerf. p. 280.révolutionnaires, cercles, comités, sociétés, salons, réunions, cafés, restaurants et librairies, L. Cerf. p. 280.
4 Jurgën Habermas, 1989, « The Public Sphere », Jürgen Habermas on Society and Politics: A Reader, S. Seidman ed., Beacon Press, pp. 233-235.
5 Entre 1789 et la grande loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1981, la liberté de communication ne fut effective que durant de courtes périodes. On peut indiquer 8 périodes : sous les assemblées constituante et législatives (1789 – 1791) ; après le 9 thermidor, an II (chute de Robespierre), pendant les 100 jours (1er mars – 18 juin 1815), en 1819 avec la loi de Serre qui restaure la liberté de la presse mise à mal lors de la terreur blanche ; 1828, loi de Portalis ; sous la Monarchie de Juillet (1830-1833) ; les premiers mois de la Seconde République ; au début de la IIIème République.
6 Raymond Birn, 2007, La censure royale des livres dans la France des lumières, Odile Jacob, p. 27.
7 Histoire de la censure, L’Encyclopédie de L’Agora. Adresse : http://agora.qc.ca/reftext.nsf/Documents/Censure–Histoire_de_la_censure_par_Grande_Encyclop%C3%A9die
8 Chaque titre doit demander une autorisation préalable à l’administration pour être en mesure de publier.
9 Toute la jeunesse artistique parisienne est présente, et l’atmosphère est clairement hostile au monarque Louis-Philippe.
10 Victor Hugo, 2002, Écrits politiques, LGF, pp. 86-87.