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Gestion techno-policière d’une crise sanitaire

En février dernier, alors que l’épidémie de Covid-19 battait son plein en Chine, le monde entier assistait avec stupeur la mise en place de mesures draconiennes destinées à juguler la propagation de l’épidémie. En parallèle des mesures de confinement généralisé en vigueur dans la province d’Hubei, les autorités chinoises mettaient en scène un appareil techno-policier impressionnant. Conçu en lien avec les grandes plateformes numériques du pays comme Alibaba, Tencent ou Baidu, et quoique son efficacité réelle soit sujette à caution, il était présenté comme un rouage clé de la stratégie chinoise de lutte contre le virus.

Depuis que l’épidémie sévit en Europe, les élites dirigeantes du continent ont souvent tenu à se distinguer des autorités chinoises, à l’image du commissaire européen Thierry Breton qui expliquait début avril que la réponse autoritaire observée en Chine « n’était pas dans notre culture ». Or, de telles stratégies de distinction relèvent non seulement d’un relativisme culturel dangereux qui fait fi des formes de résistances qui se déploient en Chine contre la surveillance ; elles occultent également la réalité de la gestion de crise dans les régimes libéraux. Car dans de nombreux pays européens, la réponse des États réside aussi largement dans l’accentuation de la surveillance et du contrôle social. C’est ce dont témoignent par exemple l’utilisation des drones par les forces de l’ordre, la banalisation programmée des caméras thermiques pour repérer les personnes fiévreuses, le recours assumé aux données de géolocalisation des téléphones portables pour modéliser les déplacements de la population ou encore la promotion des applications de « traçage des contacts » entre individus (backtracking).

Gérer l’épidémie à l’heure de la surveillance numérique

La pandémie en cours offre ainsi une nouvelle illustration de la relation étroite qui s’est nouée au fil des siècles entre la rationalité médicale et les pratiques de surveillance ancrées dans la raison d’État. Elle fait bien sûr écho aux paragraphes que Michel Foucault consacrait aux épidémies de peste du XVIIe siècle dans Surveiller et punir (1975). Dans les logiques de « quadrillage spatial » alors mises en œuvre, « où chaque individu est constamment repéré, examiné et distribué entre les vivants, les malades et les morts », le philosophe décelait une version idéale-typique du contrôle disciplinaire qui prendrait son essor au XIXe siècle, en lien avec le développement du capitalisme industriel et des grandes bureaucraties d’État.

Au cœur de ce XIXe siècle, les crises de santé publique ont de nouveau été l’occasion d’innover dans les modes de gouvernement des sociétés de masse, dessinant une gestion des crises sanitaires de type sécuritaire (au sens que Foucault donne au terme « sécurité » dans son cours de 1976-1977). Tandis que les quarantaines passaient alors pour des pratiques autoritaires et archaïques, les États ont adopté une régulation plus fine, plus individualisante et d’apparence plus douce des flux de population. Comme l’explique l’historien Patrice Bourdelais :

« L’Angleterre libérale proposa alors un nouveau régime de protection, fondé sur l’examen médical à l’arrivée des bateaux, l’hospitalisation des malades dans des hôpitaux dédiés et le suivi pendant quelques semaines des passagers qui paraissaient bien portants. C’est à cette époque que la responsabilité individuelle du malade qui fréquentait des lieux ou des transports publics fut engagée ; elle pouvait le conduire à devoir payer une amende ou à effectuer quelques jours de prison ».

En comparaison des épisodes des siècles passés, l’un des spécificités de la crise sanitaire actuelle tient à la prolifération des dispositifs sécuritaires doublée d’un retour en force de dispositifs disciplinaires, et surtout à leur réactualisation conjointe à l’aune de l’informatique et de ses usages techno-policiers. Car les différentes formes de surveillance numérique, déjà endémiques avant la crise, jouent un rôle central dans l’ensemble du continuum des pratiques de pouvoir déployées pour l’occasion. On les retrouve ainsi dans les logiques disciplinaires et carcérales associées aux mesures de confinement, par exemple lorsque les autorités imposent le port d’un bracelet électronique aux personnes mises en quarantaine et enfermées dans leur domicile (dans les régimes libéraux, l’Australie-occidentale fait semble-t-il figure de pionnière en la matière), ou lorsque la police impose à ces personnes d’envoyer régulièrement depuis leur smartphone un selfie pris dans leur intérieur (comme c’est le cas en Pologne). L’informatique est aussi centrale dans les logiques sécuritaires dédiées à la régulation des flux : aux frontières des États ou dans les villes, elle permet d’ausculter la population en mouvement afin de détecter automatiquement – et donc plus massivement – les écarts avec la norme, qu’il s’agisse de mesurer la chaleur corporelle ou la proximité spatiale entre les individus.

Largement confortée par cette crise, la surveillance numérique reproduit et approfondit certaines tendances typiques du néo-libéralisme. En réalisant un saut qualitatif dans l’automatisation, l’informatique contemporaine permet en effet de démultiplier la surveillance en faisant « passer à l’échelle » les bureaucraties traditionnellement dédiées à ces activités, tout en arguant d’une plus grande soutenabilité budgétaire. Et puisqu’elle équipe l’immense majorité de la population, l’informatique doit également permettre d’« outiller » les individus afin de les rendre plus « responsables » et « autonomes » face au risque sanitaire.

Les applications de backtracking, qui apparaissent dans de nombreux pays comme un rouage clé des stratégies de déconfinement et donc de relance des économies, illustrent bien cette double tendance : d’une part, ces applications consistent à automatiser les stratégies de contact-tracing traditionnellement menées par des professionnels de santé ou des bénévoles afin d’identifier les chaînes de contamination – des approches qu’il serait financièrement coûteux de massifier ; d’autre part, leurs promoteurs misent sur l’acculturation à l’auto-surveillance et en appellent à la responsabilité individuelle, vantant une démarche « volontaire » dont ils espèrent qu’elle aura pour effet de normaliser les conduites. En incitant les individus à adopter les « bons comportements » au gré de suggestions indirectes mais programmées dans les interfaces, ces modalités de « suivi de contact » s’inscrivent pleinement dans la lignée des théories comportementalistes du « coup de pouce » (le nudge, un nouvel « art de gouverner » auquel travaillent activement les multinationales comme Google dans le cadre des architectures numériques qu’elles conçoivent).

Discours de crise et hypertrophie illibérale

Malgré leur extraordinaire intensité, les pratiques de surveillance qui se déploient aujourd’hui ne relèvent pas tant de la préfiguration d’un nouveau régime de pouvoir que d’une amplification de logiques pré-existantes. Comme l’écrivent Sara Angeli Aguiton, Lydie Cabane et Lise Cornilleau dans un article récent sur les « mises de crise », il faut nuancer la critique désormais banale de l’exception, qui verrait dans les situations de crise « des laboratoires de réformes politiques brutales ». D’après les autrices :

« Si elles ont l’intérêt d’attirer l’attention sur l’instrumentation (et l’instrumentalisation) des crises pour conduire des réformes dans un contexte de choc et de mesures d’exception, ces approches ont le défaut de recycler le discours des institutions qui revendiquent souvent cette image de laboratoire pour qualifier leur intervention ».

Or, paradoxalement, la rhétorique de l’exceptionnalité associée à la « guerre contre le virus » produit en fait une normalisation de routines en devenir. Elle contribue à instituer et à banaliser un « déjà-là » qui demeurait souvent marginal et controversé. La crise sanitaire n’agit donc pas tant comme un laboratoire d’innovation que comme un révélateur et une caisse de résonance, où les acteurs mobilisés amplifient et recomposent des pratiques existantes au gré de multiples « bricolages ».

La pandémie en cours rappelle à cet égard d’autres crises récentes, notamment les crises anti-terroristes intervenues depuis le 11 septembre 2001. Sur le plan des « frontières de l’État », elles accélèrent les rapprochements entre des professionnels publics ou privés issus de la sécurité et des hautes technologies, auxquels s’adjoignent à présent plus clairement les acteurs de la santé publique (voir en France le consortium hétéroclite qui s’est constitué, d’abord de manière informelle, pour travailler à l’application StopCovid, et qui réunit des agences publiques comme l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI) ou l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), des entreprises comme Capgemini, Dassault Systèmes, Orange ou des start-ups ; voir aussi le rôle joué par des entreprises comme Google, Apple ou Palantir dans la gestion de crise des autorités sanitaires, notamment au Royaume-Uni).

La crise conduit également à faire évoluer les discours de légitimation des dispositifs technologiques novateurs et encore marginaux vers un registre « sanitaire ». C’est ce qu’illustre par exemple le marketing vantant les techniques d’intelligence artificielle dédiées à la détection automatique d’événements « anormaux » dans les flux de vidéosurveillance, lesquelles sont désormais mises en avant par leurs concepteurs pour leur capacité à faire respecter les règles de « distanciation sociale » (voir la vidéo promotionnelle de la startup française Two-I).

Ces nouveaux cadrages bénéficient directement des effets de visibilité différenciée produits par les élites gouvernementales à travers leurs discours de crise. En focalisant l’attention sur certains sujets, comme le non-respect des obligations de confinement par une partie de la population, ces élites remplissent d’ailleurs un double objectif : contribuer à « l’acceptabilité sociale » de technologies sécuritaires qui font l’objet de nombreux investissements dans le cadre de partenariats public-privé mais qui demeurent controversées, tout en essayant de rendre invisibles certains problèmes publics susceptibles de nuire au pouvoir en place, par exemple, les carences constatées dans la gestion sanitaire de la crise (manque de tests, de masques, etc.).

Sans surprise et à l’instar d’autres crises, la « guerre au virus » contribue aussi à accélérer le contournement des règles de droit, soit que de nouvelles modalités de surveillance se banalisent en l’absence de tout cadre juridique adéquat (c’est notamment le cas de l’utilisation des drones policiers en France), soit que l’État multiplie les normes d’exception sous couvert d’« état d’urgence sanitaire » (voir les nouveaux pouvoirs de surveillance accordés aux services de renseignements intérieurs en Israël). L’épidémie offre de ce point de vue une nouvelle illustration du glissement analysé par Sidney Tarrow dans son livre War, States and Contention (2015), dans lequel il retrace la mécanique qui conduit de la rule of law à la rule by law – de l’État de droit au renforcement de l’État par le droit.

Du côté des organismes de contrôle censés encadrer la surveillance d’État – tels que les tribunaux ou les autorités de protection des données personnelles –, les discours de crise ne conduisent pas nécessairement à un recul de leurs prérogatives formelles, mais ils aggravent la faiblesse structurelle de ces acteurs face au pouvoir exécutif. Non pas que les garde-fous disparaissent tout-à-fait, mais la crise conduit à des interprétations laxistes des règles de droit. Les contraintes juridiques pesant sur les interventions étatiques sont ainsi repoussées, offrant de nouvelles marges de manœuvres à l’hypertrophie de la surveillance et des pratiques de contrôle social. Là encore, comme le souligne Didier Bigo dans un commentaire sur les thèses de Gorgio Agamben, la crise ne relève pas tant de l’exception qu’elle ne prolonge des contradictions et des rapports routiniers inscrits au cœur de l’État libéral, lesquels procèdent d’une « logique qui est interne au libéralisme mais qui est contrôlée par le libéralisme, en bref qui est « contenue » par le libéralisme dans le double sens du terme ».

Alors que la pandémie n’en a pas fini de chambouler nos sociétés, on peut anticiper une autre conséquence classique des crises « guerrières » dans les relations entre États et citoyenneté : le musellement des oppositions politiques. A cet égard, une note récente du Centre de recherche de l’école des officiers de la gendarmerie nationale (CREOGN) offre un signal qui pourrait s’avérer avant-coureur. Ce document consacré à « l’analyse de la menace [terroriste] dans un contexte de pandémie » évoque entre autres des publications militantes critiques de la réponse techno-policière des États. Décelant dans ces textes « le spectre fantasmé d’un État Big Brother profitant de la crise pour « militariser l’espace public » », l’auteur n’hésite pas à les présenter comme une forme de propagande proto-terroriste. Tandis que l’action collective reste entravée par des restrictions drastiques aux libertés de circulation et de réunion, que les quarantaines forcées et autres cordons sanitaires font leur grand retour dans les régimes libéraux et que la surveillance se renforce, certains États pourraient bientôt être tentés d’engager un processus de criminalisation des mouvements sociaux opposés à ces modalités de gestion de crise.

CC-BY La Quadrature du Net